Le tournage de Sierra de Teruel a été semé d’embûches. De la pénurie de pellicule vierge à l’impossibilité de la développer à Barcelone, du manque de fournitures les plus élémentaires, comme les projecteurs ou le maquillage, aux fréquents bombardements de la ville par l’aviation italienne basée à Majorque. La première séquence en est un bon exemple. Il y avait des plans initiaux, pleins d’optimisme, et il y a un résultat final qui, bien qu’il s’agisse d’un document historique d’une grande importance, laisse beaucoup à désirer sur le plan cinématographique.
Pourquoi y a-t-il eu de tels écarts entre ce qui était souhaité et ce qui a été réalisé ? Elles peuvent être de différentes natures. Dans le scénario prévu [i], le rôle principal était tenu par le commandant PEÑA, qui devait être sorti de l’avion écrasé par une porte à peine ouverte. José Santpere, qui jouait le rôle, à l’âge de 61 ans, et en mauvaise santé, n’aurait pas été en mesure de faire ce genre de choses. Il est d’ailleurs décédé le 8 novembre de l’année suivante.
Il est également possible qu’un avion accidenté n’ait pas été disponible en assez bon état pour correspondre au scénario. Le film a donc dû être monté en ajoutant une image d’archive, et en éliminant le travail de sauvetage, la collecte des extincteurs et surtout l’extraction du corps de Marcelino. Dans la version française du film de 1945, des panneaux ont été ajoutés pour tenter de situer la scène. Ce n’est pas le cas dans la version originale déposée à la Bibliothèque du Congrès à Washington.
À l’origine, un scénario a été écrit dans lequel le protagoniste était l’avion écrasé, les blessés et le mort (Marcelino) qui s’y trouvaient, ainsi que les efforts déployés pour les sauver, finalement, le décor a été remplacé par une image d’archive d’un avion en feu.
Voyons la différence, en comparant ce que l’on voit à l’écran (reflété dans le scénario publié par Gallimard en 1996[i], avec le scénario original (Cahiers du cinéma, 1989)[ii].
FILM (Scénario GALLIMARD) | PREVU (Scénario L’avant-scène cinéma) |
AVION : TERRAIN D’AVIATION | |
(Une sirène : un moteur a des ratés) Dans sa tourelle, le servant d’une mitrailleuse se redresse et regarde hors champ. | |
Peña et le pilote au poste de pilotage (PR, plongée) PEÑA : El motor de derecha arde. | |
Reprise de 1. Le servant regarde. PILOTE (off) : ¡El tren de aterrizaje! | |
Un aviateur est étendu sur le ventre, immobile au fond de la carlingue (PR, plongée) PILOTE (off) : ¡Tu madre ! | |
Peña et pilote (PR cntre-plongée) PILOTE : ¿Lo sacas, sí o no? ¿Qué hacéis allí atrás? | |
Reprise de 4. L’aviateur mort. PILOTE (off) : ¡Eh Rivelli ! ¿Me oyes? ¿no ves…? | |
Sur le fond de ciel, le bombardier, dont l’un des deux moteurs est en flammes, perd lentement de l’altitude (PG). PILOTE (off) : ¿…dónde estamos ? | P.G. Dans un coin du terrain, un groupe d’aviateurs tente d’apercevoir l’avion que l’on ne peut qu’entendre. UNE VOIX : ¡A la derecha ! Les aviateurs regardent dans la direction indiquée UNE VOIX : ¡Los extintores ! Très petit, au loin, l’avion émet une traînée de fumée noire. |
Au sol, une ambulance s’avance. Autour d’elle, des hommes courent (PGE, pano gauche-droite) | P.G. Le groupe d’aviateurs se précipite vers le hangar à l’arrière-plan.P.M. Une ambulance sort d’un petit garage et traverse le champ. CLOCHE DE L’AMBULANCE Les aviateurs décrochent les extincteurs accrochés au mur et se précipitent.Les aviateurs accourent. L’ambulance passe près d’eux. Plusieurs sautent sur le marchepied. Les autres courent après l’ambulance qui contourne un bâtiment. |
L’avion vu du sol (PGE, contre-plongée) | L’avion, dont le moteur est en feu et d’où s’échappe une épaisse fumée noire, effectue un atterrissage normal. |
Trois hommes, dont Attignies, le regardent descendre (travelling avant, de PA en PR) UN HOMME : ¡Hubieran hecho mejor en tirarse! UN AUTRE: ¿Y los heridos? ATTIGNIES: ¿Cuántos heridos allí dentro? DEUXIÈME HOMME: ¿Cuántos viven? Fondu au noir. | |
(Désormais, texte résumé) | |
8.- Au premier plan, l’avant de l’avion. Les occupants frappent à la porte qui ne s’ouvre pas. L’ambulance arrive. Garcia et d’autres lancent leurs grenades extinctrices. Garcia secoue la trappe qui n’est soulevée que de 20 cm. De l’intérieur, ils continuent à frapper. Ils brisent une fenêtre. | |
9. Garcia a réussi à ouvrir de 50 cm. Il sort une paire de jambes. Le genou droit est temporairement bandé. | |
10. Trois ou quatre aviateurs tentent de sortir le corps. POL : Qui est-ce ? PLUSIEURS VOIX : Peña ! Peña ! | |
11. Contre-plan. Entre les têtes des aviateurs, très centré, le visage du pilote atteint la hauteur de la trappe. PILOTE : Il n’a rien. | |
12. La trappe a finalement cédé. Peña saute à terre, tenant le fusil qui a servi à le frapper. PEÑA : Le Jaurès ? GARCIA : Rien de nouveau, un blessé léger. | |
13. PM de García. Attignies est également présent. PEÑA : Je vais courir au téléphone pour faire mon rapport. (A Attignies) Occupez-vous de ça, on a besoin d’une civière. | |
14. En gros plan, le visage puis le corps de Marcelino que l’on sort de l’avion. | |
15. Ils transportent le corps sur un brancard au sol. Le chauffeur monte dans la voiture et l’ambulance part en direction des immeubles suivie par un cortège d’une dizaine de personnes. Ce plan est relié au premier dans la séquence suivante par un fondu enchaîné de 72 images. |
LA VRAIE HISTOIRE : La séquence 1, avec la mort de Marcelino, est basée sur un combat réel mené en septembre 1936, qui sera analysé dans une entrée spécifique sur l’aviateur décédé (SÉQUENCE II-1 : Viezzoli). Il est curieux de constater que ce qui a été finalement tourné est assez proche du texte du roman L’espoir, publié en 1937. En voici quelques lignes[iii] :
«—Le moteur extérieur est en feu, dit une voix.
L’avion grossit : il cessa de tourner, prenant le terrain de phase […] Les regards ne suivaient plus que la tache confuse de la carlingue, harcelée comme par une rapace par cette flamme bleuâtre d’énorme chalumeau oxhydrique, et qui semblait ne devoir jamais arriver jusqu’à terre : les avions don ton attendent les morts tombent lentement.
[…] Attentive comme la mort, l’ambulance passait en cabotant […] Comme si les hommes eussent été collés par leur sang à la carlingue brisée en deux à la façon d’une coque, les pélicans les en détachaient avec les gestes prudents dont on détache une plaie d’un pansement, patients et crispés par la menaçante odeur de l’essence. […] Trois blessés, trois morts, dont Marcelino«.
D’autres conséquences de la précarité peuvent être ajoutées, comme la présence souhaitée et non obtenue dans cette première séquence d’un taureau meuglant et d’un troupeau chassé par les tirs[iv] (qu’il était impossible de trouver[v]). En lisant un excellent article de Marcel Oms[vi], je me suis permis de monter une vidéo (montage maison, je m’excuse) dans laquelle, en plus de la musique de Gossec (le Requiem que Malraux aurait voulu inclure et qui, n’étant pas possible, a été remplacé par la musique originale de Darius Milhaud qui illustre la XXXIXe et dernière séquence), on retrouve le début rêvé par Malraux : le meuglement d’un taureau. Oms dit : « Sierra de Teruel devait s’ouvrir sur un beuglement de taureau qui, s’amplifiant, allait se muer en un mugissement de sirène couvrant le galop et la charge d’un troupeau chassé par les blindés franquistes ».
Séquence I: Le montage qui n’a pas pu être. (en espagnol)
Cette séquence d’ouverture, où la bande sonore est aussi importante que le lyrisme visuel, raison de la présence de Gossec, n’a jamais été tournée et ne figure pas dans le projet de scénario. Nous avons déjà vu qu’il n’y avait pas de taureaux dans les lignes républicaines, où la faim avait dicté sa loi[iv].
Serait-ce un précédent au merveilleux début de l’indispensable Labyrinthe de la magie de Max Aub ? Le taureau au piquet y émerge des ténèbres, éclairant l’Espagne obscure, illuminant l’espoir d’une société plus juste et plus solidaire, un moment bref et émouvant[vii].
«Annonce-toi par ta lumière. Teins la chaux du moindre roseau quand il te sépare encore à cinquante mètres du coin immédiat. De longues, longues ombres apparaissent ; à toute vitesse, elles deviennent de plus en plus petites, se rétrécissent jusqu’au néant, pour émerger à nouveau, grandissant dans des directions opposées comme le basilic qui court… Il arrive !
Il arrive, il revient !
Il cherche ardemment cinq, six, sept fois sa sortie inaccessible. Il roule son feu».
Un début qui reflète bien les difficultés du tournage. Les deux versions (américaine (1939) et française (1945)) ne diffèrent pas, à l’exception du panneau d’ouverture. En définitive, il ne reste que 45 secondes de film.
EN SAVOIR +:
SÉQUENCE I: L’avion abattu. (l’histoire vraie de l’opération militaire)
SÉQUENCE II: Viezzoli (le vrai Marcelino)
Sierra de Teruel-Espoir: Música y cine durante la Guerra Civil Española. (en espagnol). Lídia Gómez.
[i] MALRAUX, André. (1996) Espoir-Sierra de Teruel. Paris, Gallimard-Folio.
[ii] Sierra de Teruel-Espoir. L’avant-scène Cinéma. Nº 385. Oct. 1989. (Monographique).
[iii] MALRAUX, André (1996) L’espoir. Paris, Gallimard-Folio. Page 192
[iv] Référence à la séquence XII (Era, page 53) : « Les troupeaux s’enfuient à cause des mitrailleuses des Maures ».
[v] MAURIAC, Claude (1957) Petite Littérature du Cinéma…. Paris, Ed. Du Cerf (pp. 26-34), se référant à ce que Malraux lui avait dit dans « L’Espoir tel que l’avait rêvé son auteur ».
[vi] OMS, Marcel (1989). Ce qu’il reste de “L’espoir”. Sierra de Teruel-Espoir. Paris: L’avant-scène cinéma. Nº 385. Oct. 1989. Page 3.
[vii] AUB, Max (2017) Campo cerrado. Granada: Cuadernos del vigía. Page. 32.