Par Pepe Gutiérrez-Álvarez
On se plaint souvent que la République n’a pas son film, un détail qu’il faut souligner. Premièrement, « la République » représentait beaucoup de choses, mais celle qui a réussi à vaincre l’armée fasciste dans certaines capitales clés était le peuple travailleur, le militant qui entraînait les ouvriers et les paysans. Deuxièmement, s’il y avait une République vivante, c’était la République sociale, la République démocratique radicale et non celle qui avait transféré les bureaux de Madrid à Valence. Ensuite, que dans l’Espagne libre, de bons films ont été réalisés, comme Tierras de España (Spanish Earth)[i] du documentariste Joris Ivens avec le soutien des romanciers nord-américains Hemingway et Dos Pasos ; A noter également Sierra de Teruel d’André Malraux avec l’aide inestimable de Max Aub et d’autres, qui a adapté une partie de son roman L’Espoir.
L’espoir[ii] est l’une des grandes œuvres de l’auteur de La Condition humaine, qu’il publia en 1937, alors qu’il combattait en Espagne aux côtés des défenseurs de la République, et dont il avait refusé d’autoriser la traduction en espagnol jusqu’à l’abolition du régime de Franco, il nous semble être « un événement culturel d’importance fondamentale ».
Et cela pour plus d’une raison. Comme on dit, dans le jargon actuel des critiques en vogue (à la mode de Paris ou de Londres ou d’autres grandes capitales, bien sûr), ce livre permet plusieurs « lectures ». Une tâche par ailleurs facilitée par le temps passé, quand on sait déjà que Malraux n’a plus volé comme un aigle comme il l’a fait avec ce roman où l’on sent le battement du cœur du peuple. C’est un ouvrage qui résiste très bien aux comparaisons avec les grands apports, républicains bien sûr.
L’Espoir. Il permet des comparaisons avec d’autres grandes œuvres comme Hommage à la Catalogne[iii], de George Orwell (le meilleur selon un critère admis), Pour qui sonne le glas[iv] d’Hemingway, sans doute le plus populaire grâce à Hollywood et au prix Nobel ; comparable à Bernanos des Grands Cimetières sous la Lune[v] ; bien qu’inférieur à mon avis aux grandes œuvres de Juan Eduardo Zúñiga[vi], Largo noviembre en Madrid et Capital de la gloria; à des pièces de théâtre comme Las bicicletas son para el verano[vii] et, à une autre échelle. aux grands sommets poétiques de Neruda d’Espagne au cœur[viii] ; de González Tuñón de La rosa blindada[ix] et La muerte en Madrid ; mais surtout de l’Espagnol César Vallejo, Aparta de mí este cáliz[x], des œuvres qui se révèlent être de grands mots qui attendent qu’on découvre qu’ils existent.
Avec cette œuvre, Malraux assume avec son « heure lyrique » – ressentie authentiquement en étant « gagné » par un peuple qu’il finira par admirer avec ferveur -, dont il assume l’immense signification que la résistance héroïque et spontanée du peuple espagnol face à la rébellion franquiste, immédiatement soutenue par ses coreligionnaires internationaux : les nazis allemands et les fascistes italiens. Comme dans un authentique carrefour de l’histoire, ce fut à la fois la dernière guerre des hommes et la première guerre totalitaire. Comme dans la tragédie classique, le Bien et le Mal s’affrontent à nouveau sur la terre ;
et les dieux, les demi-dieux et les héros (qui, comme toujours, n’étaient que des hommes) se battirent une fois de plus, avec acharnement et dureté, dans un exploit horrible et magnifique, dans lequel s’incarna tout un peuple, donnant voix à une Espagne qui voulait vivre et une autre faction incarnant l’Espagne de la mort. Un schéma qu’un autre André -Gide- a précisé, lorsqu’il écrivait que même si l’histoire ne peut jamais être divisée entre le bien et le mal, dans la guerre d’Espagne, elle nous a presque permis de dire le contraire. Dès le début, il n’y avait rien de bon parmi les militaires fascistes, ceux-là mêmes qui obligeaient les troupes à mener une guerre qu’elles détestaient.
De l’intérieur de la tragédie, Malraux contemple une autre tragédie : puisque non seulement les hommes, mais aussi les idées se battaient, et non seulement les républicains contre les fascistes, mais aussi – en même temps – les anarchistes, les socialistes, des communistes séduits par Staline dont Malraux n’a pas su s’éloigner dans son pragmatisme et les communistes qui, dans les tranchées contre les « africanistes », ont dit non aux accords que l’URSS avait conclus avec les gouvernements de non-intervention. De son côté, Malraux, qui – lorsqu’il était encore jeune– avait déjà voyagé, joué et combattu en Asie, en Chine et en Indochine, avait déjà publié deux romans, clés pour comprendre ce qu’avait compris Albert Camus : que le XXe siècle était celui des révolutions trahies.
Un Malraux déjà établi qui écrit à nouveau, mais à un moment clé de son histoire personnelle. Jamais Malraux, authentique représentant du meilleur humanisme athée et progressiste, angoissant et existentiel, mais lucide et passionné, n’avait cru (ou plutôt senti) voir son idéal de fraternité s’incarner dans une action, dans des hommes en action, dur et sévère, certes, mais la seule capable d’offrir à l’humanité – comme il le percevra plus tard dans l’art, sa part de grandeur face à la mort, avant la mort.
Tout cela au milieu de minuit du siècle, dans une époque sombre que préfigurait cette Espagne occupée par sa propre armée en alliance avec les nazis-fascistes engagés dans une «répétition» de guerre où Auschwitz, Buchenwald, Dachau, la longue rangée effrayante de camps d’extermination qui avaient leur corrélation dans notre période d’après-guerre ; dans ce qui serait Hiroshima et Nagasaki détruits par les méchants qui faisaient la guerre au pire. Quelque chose de tout cela pouvait être perçu dans l’avancée de la « colonne de la mort » à travers l’Andalousie et l’Estrémadure, dans la « Desbandá » de la route de Malaga[xi], à Guernica, dans les exécutions pendant et après la guerre. Dans l’Espagne des Yagüe, Serrano Suñer et Vallejo-Nájera, sont morts après avoir reçu les sacrements sacrés sans avoir payé la moindre contravention.
Les volontaires, internationaux de tous les pays du monde, en virent quelque chose venir, parmi eux Malraux, commandant de sa légendaire escadrille. Ici, ils ont appris à la fois l’héroïsme anonyme du peuple et les techniques de la guerre totale (qui deviendront universelles après Guernica), la dignité suprême de donner sa vie pour un idéal propre et les méthodes de la police secrète (qui deviendront aussi plus tard universels), la dénonciation et le sacrifice, la torture et le courage, la gloire et l’horreur (qui sont toujours universels). Personne n’en est ressorti comme avant la guerre d’Espagne, rien n’était pareil. Rien n’est resté pareil. Comme dans un roman gothique pervers, il y avait une horreur sans fin qui nous poursuit encore alors que nous ne pouvons même pas enterrer nos morts.
Tout cela se ressent dans ce roman publié aux éditions Gallimard en 1937, un an seulement après le début de la rébellion des « quatre généraux ». Un roman qui se situe également au milieu de ce tourbillon. Manuel, le personnage central – qui est un paradigme clair de Malraux – argumente avec les autres et avec lui-même, tandis qu’il ne cesse d’agir et d’être agi, en idées et en faits, par idées et par des actes, élabore tout au long du roman une conception proche de ce qui semblait alors incarner la thèse communiste : il fallait passer de l’héroïsme individuel, de l’acte isolé, à la construction consciente d’une Armée capable de construire la victoire.
Aussi transcendante que la vie elle-même, simple et tragique, la littérature s’entremêle ici comme jamais avec l’histoire, avec l’action, et on ne sait plus avec certitude qui écrit à qui : si Malraux à l’Espagne, ou si le peuple espagnol à Malraux. Bien sûr, parler de Malraux, surtout de celui des années 1930, c’est allumer la flamme d’une polémique, par ailleurs si nécessaire.
Il n’y a pas de consensus possible sur des hécatombes comme la guerre d’Espagne avec tout ce qui a suivi, avec tout ce qui est encore dans le ventre de la Bête. Mais il peut peut-être y avoir un consensus dans la reconnaissance de cette lecture, d’une œuvre dans laquelle l’auteur est devenu un «nous».
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NOTES:
[i] https://www.filmaffinity.com/es/film400633.html
[ii] MALRAUX,André (1996) L’espoir. París, Gallimard (múltiples éditions de tout format).
[iii] ORWELL, George (1999) Hommage à la Catalogne. Paris 10×18. (Multiples éditions)
[iv] Au cinéma en 1943. For Whom the Bell Tolls, dirigé par Sam Wood, Avec Gary Cooper et Ingriid Bergman.
[v] BERNANOS, Georges (2014) Les grands cimitières sous la lune. Paris, Points.
[vi] Les deux œuvres font partie de la trilogie de ZUÑIGA, Juan Eduardo (2007). LARGO NOVIEMBRE DE MADRID; LA TIERRA SERA UN PARAISO; CAPITAL DE LA GLORIA. Edición de bolsillo. Bilbao, Ed. Cátedra.
[vii] FERNAN GÓMEZ, Fernando (2010) Las bicicletas son para el verano. Ed. Bolsillo. Cátedra.
[viii] En ligne: https://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/espana-en-el-corazon-himno-a-las-glorias-del-pueblo-en-la-guerra-1051591/html/fca87a8d-7b11-47bc-a7bd-a50ad09445f1_2.html
[ix] En ligne le PDF: https://www.cervantesvirtual.com/buscador/?q=La+rosa+blindada
[x] Publié à Montserrat par Manuel Altolaguirre en 1938, il existe une édition en fac-similé: VALLEJO, César (2012) España, aparta de mi ese cáliz. Madrid, Àrdora ediciones.
[xi] Voir : https://www.visorhistoria.com/la-desbanda-et-lescadrille-malraux/