L’ensemble des séquences de Sierra de Teruel IV et VI (V, n’a pas été filmé), raconte la rencontre dans une droguerie du comité républicain de la ville (supposément Teruel) avec le délégué militaire, débattant de la manière d’aider la population de Linás, assiégée par les rebelles. S’ensuivra ensuite le passage à travers les rues de la ville pour tenter d’en sortir (séquence VII, filmée dans la rue Santa Ana) et enfin l’héroïsme du personnage de Carral, écrasant une voiture contre un canon rebelle, pour franchir le poste de contrôle de sortie (séquences VIII, IX et X) et se diriger vers Linás avec deux voitures qu’ils vont trouver dans un garage voisin (séquence XI, non filmée).
Cet ensemble de séquences est peut-être celui qui a demandé le plus de modifications et d’efforts de montage, puisqu’il s’agit de plans tournés dans un intérieur réel, en studio et dans trois rues de Barcelone (Petritxol, Santa Ana et Montcada), ainsi que dans plusieurs rues de la ville de Tarragone. Dans cette entrée, nous nous concentrerons sur les deux premiers, tournés en studio, reproduisant l’intérieur d’une droguerie.
Une première information sur le plan d’ouverture de la séquence IV : il a été filmé depuis le toit du numéro 4 de la rue Caballeros de Tarragone[i]. Voir le plan et sa portée sur une carte actuelle.
Le scénario indique[ii] : « depuis le toit d’une maison de la ville, ce qui permet d’avoir une vue d’ensemble sans avoir l’apparence d’une photographie aérienne. Le panorama le plus long possible qui finit par s’enfoncer dans le creux d’une rue vide ». Eh bien, cette rue vide n’a plus été filmée à Tarragone, mais le tournage a été fait dans la rue Petritxol à Barcelone. Comment est-ce déduit ? Eh bien, en analysant le photogramme correspondant, qui veut représenter la porte de la droguerie, mais est en réalité celui de la « Cestería José Lledó », selon le panneau à l’entrée. En réalité, cette vannerie existait depuis des années (voir publicité de 1929). Elle possédait une usine à Crevillente (Alicante), un entrepôt à Barcelone, rue Aviñó, 50, et une succursale à Petritxol, 15. Actuellement, à Barcelone, il existe encore une société commerciale Lledó Más SA, dédiée à l’importation et à la vente de tapis, et donc l’adresse est différente.
Max Aub, dans son discours à ceux qui allaient participer au tournage, fin juillet 1938, dit à propos de ces séquences[iii] : « Un comité clandestin du Front populaire se réunit dans l’arrière-boutique d’une droguerie. Dans le bureau, le délégué militaire envoyé par les forces républicaines et le chef du comité discutent. Ce qui compte, c’est de faire sauter le pont. Cela ne peut être réalisé que par des camarades sûrs. Ces gens là-bas et à Linás – la ville qui surplombe le pont – n’ont pas d’armes – ou très peu – et ils ont beaucoup de dynamite, surtout en dehors de la ville. Certains collègues ont trouvé des armes dans la maison d’un fasciste et les apportent ».
La dernière phrase correspond déjà à la Séquence V qui, comme nous l’avons dit, n’a jamais été filmée ni, du moins, montée. Restons dans la droguerie, avec un plumeau à la porte, où les républicains sont censés être entrés (le scénario souligne que dans la rue solitaire, on voit le délégué militaire s’adressant à elle, plan qui ne figure pas dans le film)
Denis Marion, assistant de Malraux, nous raconte[iv] : « aucune scène, aussi courte soit-elle, n’est tirée de la réalité. Elles ont toutes été reconstituées en studio ou en extérieur. Par exemple, la droguerie a été fidèlement copiée sur un vrai magasin, même ses bouteilles et ses pots ont été imitées ».
Eh bien, ce n’était pas une droguerie mais une vannerie. Certains plans ont été tournés dans la « Cestería Lledó Más » elle-même, mais pas tous, peut-être par manque d’espace. Ainsi, dans le magasin (avec les balais suspendus), en présence du gérant, a été filmé le départ du groupe, ce que l’on peut voir au début de la séquence VII (voir image).
Peut-être qu’un indice très pertinent sur le changement peut être trouvé en consultant l’écriture dactylographiée déposée dans la collection Max Aub[v] (voir images), dans laquelle au début le tournage se déroulait dans une vannerie, qui sera ensuite barrée, ne laissant que l’emplacement dans une droguerie, comme en témoigne la modification manuscrite effectuée par Max Aub lui-même.
Ceci est renforcé par la correction aubienne dans la séquence VI. Se rendant compte que la vannerie ne leur était d’aucune utilité, elle fut remplacée par le mot droguerie, ce qui sera réalisé dans le cadre du studio.
Ainsi, on pourrait penser que les plans initiaux de la séquence IV et les plans finaux de la séquence VI (sortie) ont été tournés dans la vannerie. Il convient de mentionner un fait qui marque l’histoire : le magasin du numéro 15 de la rue Petritxol n’a pas de sous-sol, et par contre, à la fin de la séquence VI, les Républicains partent en montant un escalier (du studio), pour sortir (alors oui) par la porte de la Cesteria Lladó.
À mon avis, il est définitif de contempler l’image du livre de Suzanne Chantal[vi], où l’on voit à quel point ils étaient serrés au moment du tournage de cette séquence VI (au studio !). J’avance donc une hypothèse complètement subjective. Dans un premier temps, l’équipe de tournage s’est rendu à la Cestería Lladó Más, située au 15, rue Petritxol, pour filmer les scènes IV et VI. Cela a été fait, mais les plans de l’intérieur n’ont pas été bons (ou ont été rejetés d’emblée faute de place), la séquence a donc été achevée par la suite aux studios Orphea. Et pour ce faire, sous l’insistance d’André Malraux et les efforts de Max Aub, les affaires nécessaires ont été déplacées (où trouvés ailleurs) afin que le changement de lieu ne soit pas perceptible. Curieusement, ils avait sous la main les accessoires correspondant à une droguerie, et non à une vannerie, ce qui aurait donné une meilleure continuité à ce qui y était filmé.
Une image confirme la présence de l’équipe de tournage dans la rue Petritxol, une photographie trouvée dans l’incontournable Universo Max Aub[vii], publiée l’année du centenaire de la naissance de l’écrivain. Dans celui-ci, devant le numéro 15, il apparaît aux côtés de Malraux, un employé de Lledó Mas, celui avec la blouse dont nous avons déjà parlé, qui est celui qui, à la fin de la séquence VI, ouvre la porte de la prétendue droguerie pour eux. Aussi, Max Aub et qui nous a raconté que ça s’était fait ainsi : Denis Marion.
Une dernière note sur ladite photo. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait de la porte des Studios Orphea à Montjuich, et qu’elle avait été réalisée à l’époque où les affaires nécessaires y avaient été déplacées (la dame-jeanne en premier lieu, comme nous le verrons dans une prochaine entrée). Mais ce n’est pas comme ça. Si l’on regarde bien, du côté gauche, entre l’homme en salopette et un autre homme non identifié, le mot « tapis » se lit difficilement. Où a été prise la photo ? Certainement pas dans l’un des deux endroits de Lladó et Mas en arrière-plan. Mais je ne pense pas non plus que les studios vendaient des tapis. Au moment d’écrire cet article, j’ai demandé de l’aide à des amis. Et ça a marché ! Dans le groupe Facebook BARCELONA ARA I ABANS, en voyant la photo, un membre m’a offert des données pour confirmer que la photo a été prise devant le numéro 15 de la rue Petritxol, et dans celle-ci le signe inversé que l’on voit à droite correspondait au reflet de l’enseigne du magasin dans la vitre de la vitrine. De plus, compte tenu des vêtements, la photo a peut-être été prise à la fin du tournage de la séquence, puisque les personnes présentes apparaissent avec des robes plus chaudes (col haut) que celle qui a été insérée de l’intérieur.
CHAMP D’ESPOIR: Fragment des papillons. (en espagnol)
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NOTES:
[i] Courrier adressé à l’auteur par son ami Joan Cavallé, écrivain, traducteur et activiste culturel, dont la famille vivait dans l’immeuble.
[ii] MALRAUX, André (1968). Sierra de Teruel. México, Ed. Era. Page 25
[iii] AUB, Max (2002) Hablo como hombre. Segorbe, Fundación Max Aub. Page 150.
[iv] MARION, Denis (1989). ” Como André Malraux realizó « Espoir”, Archivos de la Filmoteca, I, nº 3. Page 313.
[v] Institut Valencià de Cultura. Fondo Max Aub. Page 7 du scénario manuscrit.
[vi] CHANTAL, Suzanne (1976) Un amor de André Malraux : Josette Clotis. Barcelona, Grijalbo.
[vii] Universo Max Aub (2003) Valencia, Museo de Bellas Artes.