L’ensemble de séquences de Sierra de Teruel qui commence à la IV, narre la rencontre dans une droguerie du comité républicain de la ville (supposément Teruel) avec le délégué militaire, dans laquelle ils discutent de la manière d’aider la population de Linás, assiégée par les rebelles (séquences IV et VI, avec V non incluse au montage final). Ensuite, le passage par les rues de la ville pour essayer d’en sortir (VII), et enfin l’effort du comité pour contourner l’armée rebelle (VIII-IX), avec l’héroïsme du personnage Carral, écrasant une voiture contre un canon qui l’en empêche, pouvant ainsi se rendre à Linás avec deux voitures qu’ils trouvent dans un garage voisin (X non tournée).
Cet ensemble de séquences est peut-être celui qui a demandé le plus de modifications et d’efforts de montage, car il y a des plans tournés dans un véritable intérieur, dans un studio et dans trois rues de Barcelone (Petritxol, Santa Ana et Montcada), ainsi que dans plusieurs rues de la ville de Tarragone. Nous analyserons ici les deux premiers, qui sont situés à l’intérieur d’une droguerie.
Quand a-t-il été tourné ?
La première question est de savoir quand le tournage a eu lieu. Nous disposons de références sur la date de tournage de la séquence VII, grâce à Josette Clotis, compagne de Malraux, qui a assisté au tournage de toutes les scènes montrées ici. Dans une lettre à son amie Suzanne Chantal[i], elle dit : «22 septembre. Nous sommes rentrés hier de Tarragone, où nous venions de passer une quinzaine de jours«. Il semble donc possible que les scènes de la séquence IV aient été tournées à Barcelone avant le déplacement (à l’exception du plan général initial, que nous analyserons plus loin), fin août ou début septembre. Tout au plus (voir hypothèse), une partie aurait été tournée dans la dernière semaine de septembre, au retour de Tarragone et avant de commencer à tourner la partie finale du film à Collbató, puisqu’ils étaient déjà en tournage là le 12 octobre. Cependant, étant donné la tenue (manches courtes) sur les images du tournage, je penche plutôt pour la première option.
Un plan de Tarragone :
le premier plan de la séquence IV s’ouvre sur une vue générale de la ville. Il a été tourné depuis le toit du numéro 4 de la rue Cavallers à Tarragone, information reçue d’un bon ami[ii]. Voyez la comparaison entre le plan et l’actualité.
Le scénario indique : «du haut d’une maison de la ville, ce qui nous permet de prendre une vue d’ensemble sans qu’elle ait l’apparence d’une photographie aérienne. Panorama le plus long possible qui finit par s’enfoncer dans le creux d’une rue vide» La vue d’ensemble a été tournée lors de son séjour à Tarragone à la mi-septembre. Cependant, elle se confond avec la vue de cette rue, qui est en fait la rue Petritxol à Barcelone, n’ayant pas incorporé au film le plan 2, dans lequel on suit par elle le délégué militaire qui se rend à la réunion dans un magasin.
La vannerie/droguerie :
Comment pouvons-nous déduire qu’il s’agit de la rue Petritxol ? Eh bien, en analysant le photogramme correspondant, qui est censé représenter la porte de la droguerie, mais qui en réalité est la porte de la «Cestería Lledó», selon l’enseigne à l’entrée. En réalité, cette boutique de vannerie existait depuis de nombreuses années (voir la publicité de 1929). Elle disposait d’une usine à Crevillente (Alicante), d’un entrepôt à Barcelone, au 50 de la rue Avinyó, et d’une succursale au 15 de la rue Petritxol. De nos jours, il existe toujours à Barcelone une Comercial Lledó Más SA, dédiée à l’importation et à la vente de tapis, avec une adresse différente.
Entrée de la succursale de José Lledó Mas au 15 de la rue Petritxol.
Je ne sais pas pourquoi ce magasin a été choisi, surtout compte tenu de son manque d’espace pour le tournage. Dans le scénario dactylographié original, cet emplacement était déjà prévu, comme nous pouvons le voir sur l’image (balais et plumeaux), bien qu’il ait été rayé par la suite, ne laissant qu’une droguerie (ce qu’elle n’était pas)[iii].
Cette décision est renforcée par la correction manuscrite d’Aub dans la séquence VI. Se rendant compte que la vannerie ne leur convenait pas, elle a été remplacée par la droguerie, qui sera reproduite dans l’étude Orphea[iv]. Enfin, dans la première édition au Mexique, le décor est simplement : «Trastienda de una droguería» («arrière-boutique d’une droguerie»)[v].
Dans sa présentation de la projection au Mexique le 24.4.1960, Max Aub commente le lieu[vi] :
Dans l’arrière-boutique d’une droguerie se réunit un comité clandestin du Front populaire. Dans le bureau, le délégué militaire envoyé par les forces républicaines et le chef du comité se disputent. L’important est de faire sauter le pont. Cela ne peut être fait que par des camarades sûrs. Là-bas et à Linás – le village qui surplombe le pont – ils n’ont pas – ou très peu – d’armes, mais beaucoup de dynamite, surtout en dehors de la ville. Certains camarades ont trouvé des armes dans la maison d’un fasciste et les ramènent.
La dernière phrase correspond déjà à la séquence V, qui n’a pas été tournée, ou du moins pas montée, comme nous le verrons dans une autre entrée. Restons à l’intérieur de la droguerie, avec un plumeau sur la porte, où les républicains sont censés être entrés.
L’assistant de Malraux, Denis Marion, nous apprend que[vii] :
Aucune scène, aussi courte soit-elle, n’est prise de la réalité. Elles ont toutes été reconstituées en studio ou en extérieurs. Par exemple, la droguerie a été fidèlement copiée d’une vraie boutique, et même ses bouteilles et ses bocaux ont été imités.
Il est tout à fait possible que certains plans aient été tournés dans la «Cestería Lledó Más» elle-même (la sortie de celle-ci, sur la VI, semble certaine), mais pas la totalité. Pour analyser quelle partie a été filmée dans la vannerie et quelles autres dans les studios, nous pouvons déceler quelques détails, pour lesquels nous devons regarder les séquences IV et VI ensemble.
La séquence IV est constituée de la conversation entre Carral et le délégué militaire, à laquelle se joint González. Elle se déroule dans un bureau (voir l’enseigne «Gerencia» sur la porte, d’où nous pouvons voir l’entrepôt). Je doute qu’une telle porte étiquetée ait été disponible dans le studio, ou qu’on ait pensé à la peindre à cette fin. Ces premiers plans ont donc pu être tournés à Pétritxol, 15. La séquence comporte trois plans, entrecoupés de deux travellings circulaires. Il semble que la salle de la «Gerencia» où ils sont tournés soit suffisamment large pour la caméra et les plans. Il faut dire que les figurants, leur position et aussi la position des objets dans la pièce respectent scrupuleusement le raccord filmique, bien que filant fin, nous pouvons signaler que dans le premier travelling qui est sur l’échelle (à droite de l’image, derrière le comptoir) est un personnage en salopette, et dans le second (en théorie un instant plus tard) le personnage qui descend de l’échelle porte une chemise légère à manches courtes.
Peut-être en raison de problèmes de manque d’espace et de distance pour placer la caméra (voir l’image montrant Josette et Suzanne -celle-ci avec des lunettes noires- qui faisaient office d’assistantes), il a été décidé de tourner la deuxième partie du décor (Séquence VI) dans le studio, dans laquelle ils entrent en portant les armes trouvées dans la maison d’un fasciste (action de la séquence V non tournée) et discutent de la manière de sortir pour venir en aide à Linás. Si nous comparons les séquences IV et VI, dans la première nous ne voyons que Carral et le délégué militaire, parlant en plans rapprochés, avec l’arrière-plan de la droguerie ce qui nous fait penser que dans la «Gerencia» il y aurait de la place pour la caméra, les projecteurs, etc. mais qu’en essayant de passer à l’autre instance, il ne devrait pas tenir. C’est peut-être pour cela que l’on a fait l’effort de déplacer les accessoires nécessaires aux studios d’Orphea, pour y tourner la séquence VI. Ce ne sont que des suppositions, car une autre possibilité serait que, une fois le tournage tenté dans la vannerie, à défaut de s’adapter, tout soit fait en studio. Toutefois, la question qui reste sans réponse est la suivante : pourquoi ont-ils pensé à une droguerie alors qu’ils avaient tenté de travailler dans une vannerie ? N’aurait-il pas été plus simple de déplacer les outils de cette dernière, balais et époussettes, au lieu des flacons et des alambics, vers le studio ?
Cela devient clair à la fin de la séquence VI, lorsque, en sortant de la «pharmacie», par la porte ouverte par l’omniprésent employé en uniforme, on aperçoit les balais et les plumeaux. Ce serait l’indice qui indiquerait que le dernier plan de la séquence VI se situe dans la rue Pétritxol.
Poursuivons avec la séquence VI. Dans celle-ci, après avoir distribué les armes, les volontaires sortent par la porte opposée à celle où est entrée la personne qui les a amenés, en montant des escaliers qui mènent à une porte avec des barreaux (voir l’ombre), ce qui signifie qu’il doit s’agir d’un sous-sol. Eh bien, le magasin situé au numéro 15 de la rue Petritxol n’a jamais eu de cave, comme j’ai pu le constater moi-même lors de ma visite des lieux.
Pour résumer : le tournage a commencé avec l’idée d’une boutique de paniers en tête, celle-ci a été localisée, et quelques plans ont même été tournés, mais en voyant les inconvénients de l’espace, on est passé a une droguerie qui a été installée (avec l’effort de l’équipe dirigée par Max Aub) dans les studios d’Orphea.
Une image clé pour confirmer que le choix a été fait de tourner une partie de ce fragment de Sierra de Teruel dans le studio est une photographie trouvée dans l’indispensable Universo Max Aub[viii], publié par la Bibliothèque virtuelle Miguel de Cervantes en 2003, année du centenaire de la naissance de Max Aub.4 Sur cette photo, Malraux est rejoint par un employé de Lledó Mas (à droite), l’homme au plumeau que nous avons déjà mentionné, qui à la fin de la séquence VI leur ouvre la porte de la supposée pharmacie. À côté d’eux, Max Aub et la personne qui nous a dit que cela avait été fait ainsi : Denis Marion : Denis Marion.
Malraux, Aub et Marion devant Pétritxol, 15
Une dernière remarque sur cette photo. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de la porte des Studios Orphea à Montjuich, et qu’elle avait été prise lorsque le matériel nécessaire y avait été déplacé (la dame-jeanne en premier lieu, comme nous le verrons plus tard). Mais ce n’est pas le cas. Si vous regardez attentivement, à gauche, entre l’homme en blouse et un autre homme non identifié, vous pouvez lire avec difficulté le mot «alfombras» inversé. Des amis m’ont donné la solution[ix] : la photo est prise depuis la porte du Pétritxol, 15, et les personnages ont une librairie en arrière-plan, avec la publicité pour les tapis du vannier qui se reflète dans la vitrine.
Deux détails poétiques :
Au début de la séquence IV, le film nous offre un moment poétique lorsque, avec le grondement des canons, les vibrations font tomber les papillons cloués à un cadre accroché au mur. Cela rappelle ce qui se passe dans le roman L’espoir[x], lors d’une réunion des officiers avec Manuel, dans une cabane près du front :
Au mur, il-y-a une boîte à papillons entre les cartes. Un obus éclate tout près de la villa : le bombardement reprend. Un second obus : un papillon se détache, tombe sur la base de la boîte, son épingle en l’air.
Malraux a certainement voulu conserver cette figure poétique, comme l’indique le scénario original, dans le plan 2 de la séquence IV :
La caméra cadre une boîte de papillons accrochée au mur. On voit un ou deux papillons tomber sous l’effet du bruit plus fort du canon. La caméra recule lentement[xi].
Ce détail nous fait réfléchir une fois de plus sur les lieux de tournage. À la fin de la séquence VI, la boîte à papillons est à nouveau mentionnée :
Lorsque l’arrière-boutique est vide, la caméra continue de se déplacer et finit par cadrer la boîte à papillons ; le bruit d’une forte salve d’artillerie fait tomber les derniers[xii].
Mais si l’on regarde le film, dans cette séquence, les papillons n’apparaissent pas du tout, et oui une dame-jeanne, d’où tombent, avec la vibration des obus, quelques gouttes marquant le passage du temps (sans référence similaire dans le roman).
J’ose l’hypothèse que, malgré le grand effort fait de calquer les accessoires des deux séquences, lors du tournage de la deuxième, ils n’avaient pas la boîte de papillons à portée de main (rappelez-vous qu’elle était dans le bureau, pas dans l’entrepôt), donc une dame-jeanne qui pouvait goutter a été commandé à la hâte. Cela a entraîné une certaine confusion, car les décorateurs ne savaient pas ce que c’était et voulaient aller chercher une sculpture. La secrétaire de tournage, Elvira Farreras, se souvient qu’à l’époque[xiii] : «Heureusement, Max Aub était là et est intervenu dans la discussion, en disant, avec un «rr» très marqué, que ce dont on avait besoin était une «dame-jeanne».
L’analyse des différents scénarios montre donc qu’il y a eu une improvisation entre les séquences IV et VI, puisque dans le premier publié par Max Aub au Mexique, avec l’autorisation de Malraux, le récipient, qui n’apparaît dans aucun des scénarios dactylographiés précédents, est déjà inclus, indiquant sur un côté[xiv] : » coup de canon. Gouttes d’eau», en annotation au fragment du plan 4 : «Lorsque l’arrière-boutique est vide, la caméra poursuit son mouvement et finit par cadrer la boîte de papillons ; le bruit d’une forte salve d’artillerie fait tomber les derniers d’entre eux. Sur un bidon, des gouttes d’eau tombant à travers le filtre».
Puis, après avoir remonté une échelle, les guérilleros apparaissent de nouveau dans la boutique du vannier, où l’omniprésent employé en uniforme leur ouvre la porte du volet (suivant le scénario). On voit qu’ils sortent tous dans le même ordre vers la rue Petritxol, qui dans la séquence suivante sera en fait la rue Santa Ana.
Si vous êtes curieux, vous pouvez lire (en espagnol) le fragment de mon roman Champ d’espoir, où je rappelle l’épisode de la boîte de lépidoptères. Voir aussi les deux séquences du film.
VIDÉO SÉQUENCES IV-VI (en espagnol)
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[i] CHANTAL, Suzanne (1976). Un amor de André Malraux. Barcelona, Grijalbo. Página 115.
[ii] Joan Cavallé, écrivain, traducteur et activiste culturel, dont la famille vivait dans l’immeuble. Courier du 6.9.2021.
[iii] AUB, Max. Guion “Sierra de Teruel”. ICV, Fondo Max Aub. Dans l’exemplaire de la Fondation Max Aub (Signe AMA. : C.32-14), la partie barrée n’apparaît plus.
[iv] Institut Valencià de Cultura, Valence. Fonds Max Aub. Les corrections manuscrites sont intégrées au texte déposé à la Fondation Max Aub.
[v] MALRAUX, André (1968), Sierra de Teruel. México, Ed. Era. Página 25
[vi] AUB, Max (2002) Hablo como hombre. Segorbe, Fundación Max Aub. Página 150.
[vii] MARION, Denis (1989).” Como André Malraux realizó « Espoir”, dans Archivos de la Filmoteca. Año 1, nº 3. Valencia, 1989. Página 313.
[viii] Catalogue de l’exposition EL UNIVERSO DE MAX AUB. (2003) Valencia, Generalitat Valenciana.
[ix] Le groupe de Facebook “Barcelona ara i abans”
[x] MALRAUX, André (1996) L’espoir. Paris, Gallimard. Page 485.
[xi] MALRAUX, André – AUB, Max. Guion de “Sierra de Teruel”. AMA. Sign: C.32-14 page 7
[xii] MALRAUX, André – AUB, Max. Guion de “Sierra de Teruel”. AMA. Sign: C.32-14 page 15
[xiii] Sierra de Teruel, cincuenta años de esperanza. Archivos de la Filmoteca. Año 1, nª 3. Valencia, 1989. Page 291
[xiv] MALRAUX, André (1968), Sierra de Teruel. México, Ed. Era. Page 32.