Si dans les vingt-huit séquences montées (sur les trente-neuf prévues dans le scénario) il y en a une qui se distingue par son symbolisme, c’est la XXXIX, où dans les soixante-huit plans prévus (nous verrons qu’il y en a eu moins de montés), on voit une foule de villageois partis aider les aviateurs de l’avion écrasé appartenant à l’escadrille internationale. On les voit descendre un chemin en zigzag, jusqu’à ce qu’ils atteignent le village en portant les blessés et un mort.
Cette séquence mérite une étude spécifique, tant pour la signification de son plan final mythique, la zeta finale formée par le peuple solidaire de la Seconde République, que pour les nombreuses vicissitudes de son tournage et les changements de scénario. C’est pourquoi, au début du mois de mai 2023, les deux auteurs de cet article se sont rendus à Collbató, au pied de la montagne de Montserrat, pour trouver les lieux de tournage les plus proches possibles de ceux qui ont été utilisés. Cet article nous aidera à faciliter dans le futur l’interprétation d’un autre article consacré à l’analyse du scénario.
DEUX SCÉNARIOS[i] : dans cette séquence, certains plans n’étaient pas prévus dans le scénario original dactylographié et ne sont donc pas non plus reproduits dans les éditions ultérieures. Cependant, celui publié par Gallimard correspond à ce que l’on voit à l’écran, il servira donc de guide dans le processus de comparaison. Nous indiquerons d’abord celui de Gallimard (Gx, qui numérote tous les plans, de 1 à 615, du début à la fin du film, dans la version éditée en France), et après, comme E39-x, le numéro de plan de Editorial Era (celui-ci précédé du 39 de la séquence) la première édition qui partait du scénario dactylographié.
LOCALISATIONS : En mai 2023, la caméra dans une main et les photogrammes de Sierra de Teruel dans l’autre, nous avons parcouru la route de Collbató aux grottes de Collbató et de Salitre, en passant par l’ermitage de Salut. Dans un autre article, nous compléterons avec les lieux à l’intérieur du village, où quelques plans ont également été tournés. L’expérience a été enrichie par un article spécifique de mon ami Jordi, avec qui je signe cet article, qui peut également être lu sur ce site : LES GROTTES DE SALPÊTRE et Sierra de Teruel.
UN GRAND PRÉCÉDENT : Au-delà du reportage de RTVE de Catalunya (Set mesos de rodatge. Felip Solé (2004), qui comprend quelques vues et interviews à Collbató, il est essentiel de mentionner l’œuvre inachevée de Victor Erice, Memoria y sueño (2007), dans laquelle il parcourt le chemin des grottes de Salitre que nous analysons dans cet article, avec une grande vision poétique et une grande précision dans les lieux. Une œuvre mémorable qui, à notre connaissance, ne peut être vue sur internet.
LES POINTS DE TOURNAGE : la route qui relie Collbató aux grottes de Salitre mesure à peine un kilomètre. Bien que réparée et asphaltée, elle suit le même itinéraire que celui emprunté par André Malraux, Max Aub et le reste de l’équipe de tournage, ainsi que par les plus de deux mille personnes qui formaient le cortège de secours des aviateurs. En prenant comme référence le profil de la montagne de Montserrat, qui apparaît à l’arrière-plan dans de nombreux plans, nous avons imaginé où la caméra aurait pu être placée. Ceci est visible dans la carte qui suit, où les lettres majuscules indiquent la position des caméras et les numéros, en jaune, les prises de vue (certaines prises avec la même caméra et à la même position).
L’analyse qui suit suivra l’ordre de la numérotation du scénario de Gallimard, qui reproduit ce qui est vu à l’écran et que le lecteur peut suivre avec le lien vers SEQUENCE XXXIX, qui compare également les deux versions du film, celle éditée en France et celle de la Library of Congress[ii].
ANALYSE DU TOURNAGE/MONTAGE :
Comme nous allons le voir, il y a de tout. Des plans qui ont été tournés alors qu’ils n’étaient pas prévus dans le scénario original, à d’autres qui devaient être tournés dans les scénarios mais qui ne l’ont pas été. C’est pourquoi, dans les analyses, il convient de mentionner trois types de scénarios : outre les scénarios publiés déjà mentionnés, ERA et GALLIMARD, nous avons également consulté le scénario dactylographié, avec de précieuses annotations manuscrites de Max Aub[iii] .
Nous suivrons ici l’ordre dans lequel ils sont vus dans le film (donc Gallimard), en les regroupant selon la situation hypothétique de la caméra.
Dans les cadres correspondants, une image du lieu possible aujourd’hui est jointe, et dans la mesure du possible, des images de l’équipe du tournage parues dans diverses publications.
POINT DE TOURNAGE A : Toutes les prises de vue dans cette position, la plus proche des grottes, n’étaient pas prévues dans le scénario. Nous supposons qu’ils ont été filmés en voyant l’adéquation des escaliers de construction ancienne pour pouvoir reproduire une œuvre d’art avec tout son caractère dramatique.
Caméra vers 2 (G550-551 / Pas dans Era) Elle a été utilisée pour les plans que l’on voit dans le film et qui n’existent pas dans le scénario. L’escalier a été utilisé pour donner une image qui rappelle les descentes de croix du Tintoret, par exemple, rappelant que Malraux était un grand amateur et connaisseur d’art. Deux plans ont été filmés, avec la descente de deux blessés différents.
Caméra vers 1 (G552 / Pas dans Era) : Le tournage, avec la caméra au même endroit, se poursuit par un plan de plusieurs villageois qui rejoignent le cortège, après avoir placé l’un des blessés sur une civière.
Celles-ci pourrait s’agir d’images de Malraux et de la caméra pendant le tournage de ces plans.
POINT DE TOURNAGE C :
(G553 / Pas dans Era) Plan qui ne reflète pas une continuité dans la séquence. Comprend un tour de caméra suivant le cortège (les têtes sont visibles), jusqu’à un changement de direction sur la route (point 4).
POINT DE TOURNAGE F :
Caméra vers 7 (G554 / Pas dans Era) Première apparition du commandant Peña qui va à la rencontre des blessés qui descendent. Il devrait être suivi par G561.
POINT DE TOURNAGE B :
Caméra vers 3. (G555 / E39-1) Pris depuis la première courbe qui descend de l’entrée des grottes. Proche du plan du point C, mais dans la direction opposée. Le scénario original (E39-1) commence par une image de Pujol blessé. Ce tronçon de route a été maintenant élargi et asphalté.
POINT DE TOURNAGE B :
Caméra vers 2/3 (G555 / Pas dans Era) Arrête de suivre les blessés, pour ne filmer que des villageois qui suivent le cortège. Voix off, indiquant qu’on leur téléphone, ouvrant la voie à une séquence intercalée (XXXIXbis), qui n’existe pas dans le scénario.
POINT DE TOURNAGE E :
Caméra vers 6. (G561 / E39-4) Reprise de la séquence XXXIX, avec le groupe qui descend, un cercueil devant.
Images du tournage.
POINT DE TOURNAGE E :
Caméra en plans moyens et courts, au point 7. (G561 / E39-5/8) Peña rencontre Marquez blessé au visage, sur une civière. Changements de plan de l’un à l’autre, obligeant à un changement de caméra ou à en utiliser deux.
Il existe une photographie de la revue française Regards, qui pourrait provenir du tournage de ces plans.
(G568-569 / E39-11) : Suit la conversation entre le commandant et le blessé, au même point de prise de vue.
(Il est à noter que certains plans ne sont pas pris en compte de la même manière dans Era et Gallimard, qui en fait parfois deux d’un ou les décompose).
(G571 / E39-11) Au moment où Peña s’en va, le blessé l’interpelle et lui demande un miroir. Le commandant l’a, mais lui répond non.
(G574-575 / E39-15/17) La civière part. Une femme du village (image d’une «douloureuse») s’approche du commandant Peña.
Images du tournage à ce point (Regards[iv]).
AUDIO : Il y a un changement dans la voix du commandant Peña, peut-être dû à une déficience de l’audio original, rectifié déjà au moment du montage.
POINT DE TOURNAGE C :
Plans non inclus dans la copie française, mais inclus dans la copie de Washington.
(E39-18. Pas dans Gallimard, où il devrait se trouver entre 578 et 579) Dans le cortège, d’autres paysans s’ajoutent sur la gauche, et continuent à descendre le chemin.
(Il y a un très bref plan de la suite, au point 7, sans audio)
Des vieux qui marchent et parlent (ce qui ne figure dans aucun des scénarios publiés), pas nécessairement au même point de tournage.
Entrecoupé d’un bref plan général du paysage (en direction de Collbató).
La suite continue à descendre après le point de confluence (7).
POINT DE PRISE DE VUE B.
(G578 / E39-20). Plan général vers le bas du flot de personnes empruntant la courbe inférieure.
Possible image du tournage, où apparaissent Berenguer et Aub :
POINT DE TOURNAGE E :
(G579 / E39-28) Plan moyen de quelques personnes du cortège, à peu près au point 7. La civière de Schreiner passe. Ils la laissent sur le sol.
(G580 / E39-29) Une femme veut donner de l’eau à Schreiner. Un homme l’en empêche.
(G582 / E39-30-39) Ils soulèvent la civière. Peña parle à Schreiner.
Gros plans, tous au même endroit que la caméra E.
(G592 / E39-40) Plan moyen de Peña et d’une femme qui lui demande d’où sont originaires les blessés.
(G593 / E39-41/42) Plan d’ensemble, le cercueil passe et la caméra le suit. On aperçoit le village à l’arrière-plan.
POINT DE TOURNAGE F
(G594 / E39-43). En E44, il y a un dialogue qui n’apparaît pas dans le film. De nombreuses personnes viennent rejoindre ou voir le cortège.
POINT DE TOURNAGE G (près de l’ermitage de La Salut) (G595/596)
(G597 / E39-49) Le film est tourné depuis le village, en direction de l’Est. Les gens arrivent par la route qui relie l’ermitage au village.
L’analyse des points de tournage et de leur équivalent dans les scripts, de la dernière partie de la séquence XXXIX, réalisée en intérieur ou en extérieur, mais filmée depuis le village, sera faite dans une prochaine entrée.
Images supplémentaires du tournage :
Auteurs: Jordi López Camps (totmontserrat.cat) et Antoni Cisteró (visorhistoria.com)
EN SAVOIR + :
LES GROTTES DE SALPÊTRE ET SIERRA DE TERUEL
L’ESPOIR, UN PARATHÈSE DANS LE DESESPOIR.
—–NOTES——
[i] Sauf indication contraire, lorsque les textes sont cités, il s’agit de la première édition produite au Mexique : MALRAUX, André (1968). Sierra de Teruel. Mexique, Ediciones Era, SA. Édition et prologue de Max Aub ; et celle de Gallimard : MALRAUX, André (1996) Espoir-Sierra de Teruel. Paris : Gallimard (qui numérote les plans dans l’ordre d’apparition dans le film). Avec une préface de François Trécourt.
[ii] Et que vous pouvez consulter à l’adresse suivante : https://www.rtve.es/play/videos/filmoteca/sierra-teruel-1938/3918025/
[iii] Déposé à la Fondation Max Aub, et (avec quelques annotations manuscrites supplémentaires) dans les archives de l’Institut Valencià de Cultura, Filmoteca de la Generalitat Valenciana. Ici, il sera indiqué comme FMA : MALRAUX, André. Sierra de Teruel (scénario) Dactylographié, avec des annotations de Max Aub. Fundación Max Aub. Réf : AMA. Signature : C. 32-14.
[iv] Regards, Paris. 1.12.1938.