Dans les derniers moments de la Séquence II, avec les aviateurs et les villageois entourant le cadavre de Viezzoli (Marcelino dans le film), il y a un moment particulièrement émouvant, qui provient du texte du roman L’espoir.
Comparons les deux moyens d’expression :
ROMAN : (MALRAUX (1996), Page 194)
Trois blessés, trois morts, donc Marcelino : six, il manquait un mitrailleur. C’était Jaime, qui descendit bien après les autres. Les mains en avant, qui tremblaient et un camarade pour le guider : une balle explosive à l’auteur des yeux. Aveugle.
Par les épaules et par les pieds, les aviateurs portaient les morts au bar. Le fourgon viendrait plus tard. Comme Marcelino avait été tué d’une balle dans la nuque, il était peu ensanglanté. Malgré la tragique fixité des yeux que personne n’avait fermés, malgré la lumière sinistre, le masque était beau.
L’une des serveuses du bar le regardait.
—Il faut au moins une heure pour qu’un commence à voir l’âme, dit-elle.
Magnin avait vu assez mourir pour connaitre l’apaisement qu’apporte la mort sur beaucoup de faces. Plis et petites rides étaient partis avec l’inquiétude et la pensée ; et devant ce visage lavé de la vie, mais où les yeux ouverts et le serre-tête de cuir maintenaient la volonté, Magnin pensait à la phrase qu’il venait d’entendre, qu’il avait entendue sous tant de formes en Espagne ; c’est seulement une heure après leur mort, que, du masque des hommes, commence à sourdre leur vrai visage.
SCÉNARIO : SEQUENCE II (Sierra de Teruel, 50 ans d’espoir. Filmoteca Gtat. Valenciana (1989), Page 56)
Plan 4. Gros plan. Le visage de Marcelino et l’ardoise. On le laisse pendant un temps nécessaire pour lire le texte.
Séquence II, plan moyen. «Juste une heure…»
VOIX D’UNE PAYSANNE QUI LISE LE NOM : Marcelino.
Plan 5. Au premier plan, Marcelino. Alignés devant lui, en deux groupes, les aviateurs et les villageois.
UNE VILLAGEOISE : c’est seulement une heure après la mort qu’on commence à voir l’âme.
UNE AUTRE : ça doit bien faire une heure.
Dans la comparaison entre le visionnage du film et le scénario, quelques légères variations peuvent être détectées. Dans la copie dactylographiée conservée à l’Institut Valencià de Cultura[i], on peut voir quelques modifications manuscrites de Max Aub (en rouge).
Plan 5.- Contre-champ. Au premier plan, Marcelino indique : alignés devant lui, en deux groupes, les aviateurs et les villageois, dont l’un vient de parler.
UN VILLAGEOIS : c’est seulement une heure après la mort que l’âme commence à se manifester.
UN AUTRE : Il doit être une heure maintenant.
Regardons la photo du tournage, aucun groupe de personnes âgées n’apparaît, les personnes autour de Peña sont pour la plupart jeunes, même quelques enfants. Un autre détail : la bordure à mi-hauteur du mur. Et aussi, au centre, une table ronde et à droite de la caméra, une librairie vitrée. Cela dit, examinons le fragment du film correspondant à la séquence II, en analysant les faits du tournage :
L’impression que nous avons est que la majeure partie de la séquence, avec Peña au centre, et Attignies, García et peut-être autres mêlés entre le personnel, a été tournée dans un studio ou une dépendance proche (mais pas la même que celle où la séquence XXVI des internationaux a été tournée) avec deux fenêtres carrées à carreaux. En revanche, si l’on regarde les plans fixes des trois groupes de «villageois», aucun d’entre eux n’apparaît pendant l’essentiel de la séquence, ni dans l’image du tournage. Ils semblent avoir été ajoutés plus tard. Dans le groupe 1, les vêtements semblent correspondre à ceux de la séquence (fin de l’été) et ils sont positionnés devant la librairie vitrée. Cependant, les autres, montrent des personnages plus abrités sur un fond neutre. Alors que la 3 coïncide avec la 1 (coin vertical sombre), les deux autres ont été prises avec un contre-jour et sans que la bordure du mur soit visible. Elles auraient parfaitement pu être prises à un autre moment. Les trois premiers sont insérés pendant la dernière partie du discours de Peña, mais il faut noter qu’ils ne sont pas indiqués dans le script original ; ils ne sont que des instruments pour ajouter du drame à la scène. La dernière, qui fait référence à l’heure, est incluse, mais le fond, les costumes et l’absence des personnages dans le reste de la scène suggèrent qu’elle a été tournée spécifiquement, plus tard.
Peut-être le plan final n’a-t-il pas été réalisé (quelques secondes plus tôt, on a vu d’autres vieilles femmes en robe plus claire), ou peut-être a-t-il été laissé pour plus tard. A-t-il été tourné en Espagne, ou en France, dans le but de filmer de courts fragments qui permettrait de monter et de projeter le film, aussi précaire soit-il ? Nous ne le saurons jamais, mais nous savons que Malraux tenait particulièrement à inclure cette référence à l’âme et à sa sortie du corps.
Et pourquoi ? Je n’ai pu trouver aucune référence au changement d’apparence dans la première heure après la mort, sauf dans quelques réflexions du théologien suédois Emmanuel Svedenborg[ii] (1688-1772) qui ont influencé des auteurs français tels que Balzac, Baudelaire et Paul Valéry. En ferait-il de même avec André Malraux ? peut-être par l’intermédiaire de Josette Clotis, sa copine, passionnée de la cartomancie et de l’ésotérisme ? À savoir.
Si nous réfléchissons au texte et au scénario, nous pouvons trouver un certain parallélisme avec ce que Swedenborg appelle l'»intériorité» de l’individu. Selon sa théorie, oui. L’individu se défait de sa personnalité terrestre, qui est une personnalité extérieure et adoptée, afin d’afficher sa propre personnalité – intérieure -, c’est-à-dire d’être lui-même. Même si, pour le dire autrement, c’est précisément le contraire, c’est-à-dire qu’à la mort, lorsque l’âme avec toutes ses souffrances et ses recoins a disparu, la personne réelle demeure, déjà en paix. Si non è vero, è ben trobato.
SÉQUENCE COMPLEMMENTAIRE: VIEZZOLI.
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[i] ICV. Fondo Max Aub.
[ii] The Swedenborg Epic: Chapter 30 (swedenborgdigitallibrary.org)