LA DANSE DU GÉNÉRIQUE -1 LE TITRE
Le film que nous analysons a présenté différents titres au fil du temps. Une analyse de cette évolution peut nous donner une idée des vicissitudes qu’il a subies, non seulement pendant le tournage mais aussi après.
Avant même le premier tour de manivelle, le film portait d’autres noms qui n’ont plus été utilisés par la suite. Christian Moatti nous apprend que Malraux avait envisagé la possibilité de titrer son œuvre : Canto funèbre por Los Muertos de la guerra de España[i] (Chant funèbre pour les morts de la guerre
d’Espagne). Malraux abandonna rapidement cette idée au profit du Sang de la gauche (voir image). Ce titre provient d’un bref fragment de son roman L’Espoir[ii], dans lequel un milicien est sur le point de marcher sur une tache noirâtre, et un jeune homme l’avertit qu’il s’agit de «sang de gauche», concept qui donne également le titre au deuxième chapitre de la deuxième partie (El Manzanares) de son roman. Un argument de poids pour Malraux : seule l’efficacité de la lutte pouvait valoriser et honorer le sang versé pendant la première phase de la guerre, celle de l’illusion lyrique, et ainsi maintenir vivant l’espoir d’un monde meilleur. Cette option a été envisagée pendant un certain temps, comme le montre le texte dactylographié non signé déposé à l’IVC[iii].
Enfin, lorsque le tournage a commencé, le titre Sierra de Teruel a été choisi, référence à l’endroit où, dans une fiction basée sur des événements réels, l’action du film s’est déroulée, notamment la partie finale du sauvetage de l’avion sinistré.
Plus tard, cependant, le titre Espoir est apparu. Si nous analysons brièvement l’histoire, nous verrons que les titres différents dans les diverses versions du scénario et du film sont dus à la trajectoire divergente d’André Malraux et de Max Aub et aux circonstances dans lesquelles le film nous est parvenu à travers les deux copies sauvegardées et les producteurs et distributeurs qui les ont pris en charge.
Après les premières projections à Paris durant l’été 1939, il est possible de penser qu’une copie a été utilisée lors de ces expositions. Mais après leur interdiction par le gouvernement Daladier, ils auraient dû être stockés quelque part par celui qui en avait la charge à l’époque : la société de production d’Édouard Corniglion-Molinier. À un moment donné, celui-ci devrait donner une copie à André Malraux. Ce que Malraux ne savait pas avant la fin de la guerre, c’est qu’une «lavande» a également été sauvée, car ses bobines étaient stockées dans des boîtes marquées «Drôle de drame», un autre film produit par Corniglion-Molinier.
Au début de la guerre, après quelques vicissitudes dans l’armée, Malraux s’installe dans le sud de la France avec une autre copie, et c’est à partir de là que les titres, et pas seulement eux, suivent des chemins divergents. Pendant ce temps, une copie envoyée aux États Unis était restée intacte, ignorée par Malraux. Il y a eu quelques projections de celle-ci dans les années 1940[iv], mais cela ne devient pertinent qu’après sa «découverte» par Walter G. Langlois[v], tandis que la copie française a subi plusieurs modifications, à commencer par le titre. Regardons les deux images. ¿Qui a fait ces changements ?
PRODUCTEURS/DISTRIBUTEURS :
si la direction est attribuée sans équivoque à André Malraux, quant à la production, elle n’est pas aussi claire. Regardons les crédits : la version publiée au Mexique par Max Aub, ERA[vi], indique que le film SIERRA DE TERUEL a comme producteurs «en France», Roland Tual avec Corniglion-Molinier. Le même indique Avant-Scène cinéma[vii] mais avec le titre SIERRA DE TERUEL-ESPOIR (ce dernier avec des caractères plus petits), tandis que la Filmoteca Valenciana[viii] propose le titre SIERRA DE TERUEL (Espoir 1936-39) et distingue les producteurs : en France Roland Tual (qui n’est plus Corniglion) et en Espagne Fernando Gómez Mantilla. La dernière publication de GALLIMARD[ix], intitulée ESPOIR-SIERRA DE TERUEL, change l’ordre de pertinence, donnant Édouard Corniglion-Molinier comme producteur «avec la collaboration de Roland Tual».
Denis Marion[x] nous apprend que le travail bureaucratique pendant le tournage a été effectué à Productions Malraux. Ils étaient installés dans des locaux mis à disposition par le commissariat de Propaganda de la Generalitat de Catalunya, et administraient les fonds accordés par le gouvernement espagnol (750 000 pesetas et 100 000 francs, reçus par à-coups). Outre le paiement des acteurs et des assistants en Espagne, des fonds ont été transférés en France pour le développement et l’expédition de la pellicule vierge et d’autres accessoires. C’est Roland Tual qui s’en est chargé, ce qui explique sans doute pourquoi il figure dans la liste des producteurs, bien qu’Alberich précise que son rôle était celui de «directeur de production».
Avec la fuite vers la France à la fin de janvier 1939, Tual et aussi Corniglion-Molinier deviennent plus importants. Les fonds espagnols s’épuisent et le soutien financier du riche aviateur est indispensable pour terminer le tournage. Il semble logique que, Corniglion étant un producteur, il utilise sa société pour canaliser les paiements en souffrance.
Mais la guerre mondiale est arrivée et tout a été bouleversé. Malraux dans l’armée puis dans la Résistance ; Aub dans les camps d’internement puis en exil. Que s’est-il passé ensuite ?
Rappelons la situation des deux copies du film : un négatif, sauvé de manière romanesquement[xi], d’où ont été tirées les copies qui seront ensuite projetées en France à partir de 1945. L’autre, dans les réserves de la Bibliothèque du Congrès, a été oublié jusqu’à des années plus tard.
Alberich nous dit : » Malraux, qui avait appris que les Allemands avaient détruit le négatif dans le laboratoire parisien, jugea urgent de mettre en lieu sûr la seule copie existante. Il a donc contacté l’Américain Varian Fry (sauveur de centaines d’intellectuels persécutés par les nazis) à Marseille pour qu’il apporte une copie sûre dans son pays. C’était peut-être le même que celui que Max Aub a essayé d’emmener au Mexique[xii], sans succès à cause d’arrestations répétées. Fry a eu des problèmes avec le
consulat américain et n’a pas pu envoyer ou emporter la copie avec lui. Cependant, une fois aux États-Unis, après de nombreuses vicissitudes[xiii], il réussit à faire parvenir un exemplaire entre les mains d’Archibald MacLeish, directeur de la bibliothèque du Congrès à Washington, deux ans après la première tentative dans le sud de la France. Alberich[xiv] suppose que Malraux n’a jamais eu connaissance de l’existence de cette copie, qui a fait l’objet d’une enquête de Walter G. Langlois[xv], lequel a détecté les différences entre celle-ci (base à celle de la Filmoteca española) et celle qui circulait en France. Sur le DVD actuel, le film est présenté au générique par la Compagnie Continentale Cinématographique[xvi], qui était apparemment active entre 1932 et 1956. Cependant, la distribution actuelle est assurée par une société appelée les Grands films classiques.
Pour l’anecdote, il reste à savoir qui a eu le pouvoir de modifier non seulement le titre mais aussi le contenu, en supprimant 13 plans de la version initialement montée par Malraux et George Grace. Alberich nous apprend qu’en 1948, la société Régina, basée à Paris et appartenant à un producteur nommé Arys Missotti, apparemment très lié au cinéma allemand pendant la guerre mondiale, était répertoriée comme distributeur. Il suggère donc que l’achat des droits sur Sierra de Teruel était un blanchiment de son image. Mais qui les lui a vendues ? Alberich déclare : «Malraux ne l’a pas fait, et il était le seul à pouvoir le faire de manière fiable en tant que producteur officiel du film» (avec des fonds de la seconde République). Il n’envisage pas non plus la possibilité que ce soit Roland Tual, puisqu’il n’était que «responsable de la production en France», en effectuant les paiements qu’il recevait d’Espagne. Reste Édouard Corniglion-Molinier, qui a commencé en 1939 la production d’un dernier film, Air pur, qu’il n’a pas fini, après quoi, la guerre terminée en tant que général et héros de la Résistance, il a cessé toute activité cinématographique. Alberich suppose qu’il a vendu la totalité de ses productions à un tiers. Bien que l’auteur ne croît pas pouvoir y inclure un film comme Sierra de Teruel «qui n’était pas entièrement de lui», mon opinion est que, soit directement à Régina, soit avec une étape intermédiaire, le film de Malraux est passé des mains de Corniglion-Molinier (qui, rappelons-le, avait trouvé une copie dans les boîtes d’un autre film) à cette société de production, qui a ensuite vendu les droits, déjà en 1970, aux Grands films classiques.
Une dernière question demeure : qui a manipulé le film ? Il semble étrange qu’un ami proche de Malraux comme Corniglion-Molinier le fasse. Mais entre les premières projections à Paris en juillet 1939 (auxquelles Malraux aurait assisté) et la remise du prix Louis Deluc le 13 décembre 1945[xvii], quelqu’un a outrepassé son autorité, changeant le titre de Sierra de Teruel à Espoir, insérant un discours de Maurice Schumann, des affiches explicatives remplaçant les séquences non filmées et coupant 13 plans, presque tous de la séquence finale (XXXIX).
[i] Moatti, Christiane. (2001) De L’Espoir au Chant funèbre pour les morts de la guerre d’Espagne. Présence d’André Malraux. 1. Paris : Amitiés Internationales André Malraux.
[ii] MALRAUX, André. (1996) L’espoir. Paris, Gallimard Folio. Page 181.
[iii] Institut Valencià de Cultura. Fondo: Max Aub, escritor.
[iv] Il est sorti sous le titre de Man’s Hope en 1947 sans succès public mais avec une bonne critique. ALBERICH, Ferrán. (1999). «Sierra de Teruel» : une coproduction circonstancielle. https://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/sierra-de-teruel-una-coproduccion-circunstancial–0/html/ff907f12-82b1-11df-acc7-002185ce6064_2.html#I_0_
[v] LANGLOIS, Walter G. (1973) Malraux’s «Sierra de Teruel»: A Forgotten Treasure of the Library of Congress Film Collection. The Quarterly Journal of the Library of Congress. pp. 2-18
Aussi dans: Twentieth Century Literature. (Malraux issue) Vol. 24, No. 3, Autumn, 1978, avec articles de Goldberger, Michalczyk, Bevan ert aussi Langlois.
[vi] MALRAUX, André. (1968) Sierra de Teruel. México, Ediciones Era.
[vii] « André Malraux. Sierra de Teruel-Espoir » (guion completo). Paris, L’avant scéne Cinéma. Nº. 385. Oct. 1989.
[viii] Sierra de Teruel (Espoir 1938-1939)» (scénario) dans: Sierra de Teruel. Cincuenta años de esperanza. Valencia, Archivos de la Filmoteca. Nº 3. Año I. Septiembre-noviembre 1989. Pp. 49-179. Avec le plus complet liste de crédits.
[ix] Espoir-Sierra de Teruel. Paris: Gallimard. 1996 (d’accord avec les images et son du film “français”)
[x] MARION, Denis (1970). André Malraux. Paris, Ed. Seghers.
[xi] CISTERO, Antoni (2017). Champ d’espoir. Baixes, Balzac Ed. Chapitre 45, pp. 446 et ss.
[xii] Télégramme : Secretaría de Governación de México a Alfonso Reyes, sur le sujet. Dans : Sierra de Teruel. Cincuenta años de esperanza. Valencia, Archivos de la Filmoteca. Nº 3. Año I. Septiembre-noviembre 1989. Page 258.
[xiii] Détaillés dans : WAINTROP, Edouard (1997). La guerre d’Espagne retrouve son Espoir. Libération, nº 5118, Paris, 3-11-1997. Page 36-37.
[xiv] https://www.unifrance.org/annuaires/societe/350977/compagnie-cinematographique-continentale-ccc
[xv] LANGLOIS, Walter G. (1973). pp. 10
[xvi] https://www.unifrance.org/annuaires/societe/350977/compagnie-cinematographique-continentale-ccc A ne pas confondre avec la compagnie Continental, établie par les nazis en France pendant l’occupation.
[xvii] https://www.unifrance.org/festivals-et-marches/997/prix-louis-delluc/1945