Dans une interview avec Elvira Farreras[i], l’une des trois secrétaires des Productions Malraux lors du tournage de Sierra de Teruel, a indiqué que l’une des difficultés à affronter était les discussions constantes avec les syndicats, notamment sur les horaires de tournage ( souvent forcées d’avoir lieu la nuit à cause des bombardements ) et par les figurants qui devaient être syndiqués, tandis que Max Aub s’efforçait de les recruter parmi les paysans du Prat de Llobregat ou parmi les réfugiés du sud. Cette entrée sert à donner un aperçu de la situation pendant les mois de tournage.
Début août 1936, après l’éclat de la guerre, les cinémas rouvrent, désormais nationalisés. Aller au cinéma était une activité très populaire tout au long de la guerre. Elle a facilité l’évasion mentale dans les moments difficiles, malgré la multiplication des films et reportages de propagande. Les producteurs recevaient le salaire le plus élevé possible (20 pesetas/jour), mais « le personnel qui doit travailler sur les films doit strictement respecter les règles établies à cet effet »[ii]. Pour cela, le Comité de Production a été créé. EN 1936, ce contrôle strict était exercé principalement par le Syndicat unique du divertissement public (SUEP), au sein de la CNT anarchiste[iii], qui regroupait pratiquement tous les travailleurs du domaine cinématographique. La Section de l’industrie cinématographique comprenait les 400 employés des studios et des laboratoires. À leur tour, avec la collectivisation, toutes les salles de projection (116 salles pour la seule ville de Barcelone) sont passées sous le contrôle du Comité Économique des Cinémas, sous la direction de Miguel Espinar (huissier jusque-là)[iv].
Pourtant, « les douze premiers mois ont été une période de désorientation ». Peu à peu, l’idée a émergé que pour faire de bons films, plutôt que de bons et fidèles membres du CNT, il fallait de bons cinéastes formés artistiquement »[v]. Dans cette perspective, le Comité de Production est remplacé par le Conseil Supérieur de la Cinématographie (août 1937). Une fois passés les événements de mai, qui signifièrent le déclin de l’influence anarchiste, des professionnels expérimentés rejoignirent le Conseil, même si dans certains cas leur idéologie était diamétralement opposée au credo libertaire, comme c’est le cas de Francesc Elias[vi], qui en fut le directeur artistique.
Même si la production a augmenté, notamment dans le domaine des documentaires, et si quelques incursions dans la fiction ont été tentées, les résultats n’ont pas non plus été satisfaisants, en partie à cause du manque de financement. Des tentatives de centralisation et d’autofinancement furent faites par la CNT, sans grand succès en raison de la dégradation de la situation politique et militaire.
Dans la seconde moitié de 1937, à l’abri des changements de gouvernement, l’influence communiste apparaît fortement dans le cinéma. Cela a provoqué, notamment en Catalogne, de fortes tensions entre la production (progressivement aux mains des communistes et de la Generalitat) et l’exposition, toujours contrôlée par l’anarchisme.
En 1936, avait vu le jour un Département d’Agitation et de Propagande, rattaché au PSUC (communistes catalans) avec lequel collaborait une entité appelée « Caméramans au service de la République », où l’on trouvait un proche de Sierra de Teruel, Joaquín Lepiani (qui dans l’une de ses productions : Por la independencia de España[vii], était en charge de la « direction artistique et adaptation politique »). Plus tard, l’idéologie communiste sera consolidée dans la société de production Film Popular, très active dans le domaine des actualités, dont certaines sont réalisées et distribuées en coopération avec Laya Films, du Commissariat à la Propagande de la Generalitat, qui réunit des professionnels concernés.
Au printemps 1938, Malraux arrive à Barcelone et obtient un financement suffisant (bien que difficilement collecté) de la Seconde République Cela impliquait, contrairement aux projets du Français, l’embauche d’acteurs espagnols. Quant à l’équipe technique, majoritairement française ou belge, elle a dû être assistée ou doublée par son équivalent espagnol.
Durant ces mois-là, dans le domaine de la production, ils coexistaient, avec des frictions constantes :
CNT-FAI : Avec de nombreux reportages et aussi des films de fiction, à forte charge idéologique, comme Aurora de Esperanza (Antonio Sau 1938), Barrios Bajos (Pedro Puche, 1937) ou le disparu ¡No quiero, no quiero! (Francisco Elias, 1938). Avec une influence décroissante sur la production, il y avait encore une forte présence syndicale parmi les travailleurs du cinéma.
PSUC-PCE : Elle avait déjà produit 65 documentaires et actualités, à travers Film Popular. Outre ledit Lepiani, retenons le nom de Francisco G. Mantilla, déjà impliqué dans la Cooperativa Obrera Cinematografía[viii], prédécesseur de Film Popular, réalisateur du reportage emblématique Espagne, 1936[ix]. Avec moins de force syndicale, son pouvoir provenait du financement fourni par le gouvernement de la Deuxième République, avec une forte influence communiste.
Le 18 avril 1938, l’unité d’action en Catalogne des deux principaux syndicats CNT et UGT est signée. À la suite de ces accords, en juillet 1938, fut créée la Fédération catalane de l’industrie du divertissement public, dont les objectifs étaient « la production d’œuvres inspirées par l’exaltation et le triomphe de l’idéal commun ; l’indépendance et la démocratie ». Ligne politique du Front populaire à l’époque avec une claire orientation communiste.
GÉNÉRALITÉ DE CATALOGNE. Son Commissariat de Propaganda[x], avec sa section cinéma : Laya Films[xi], avec une production documentaire prolifique, entretenait des relations étroites avec des cinéastes et des reporters étrangers. Un collaborateur de Malraux y travailla ; Manuel Berenguer, caméraman de Laya Films, qui avait participé au tournage de Catalogne martyr[xii], un reportage également diffusé en français pour sensibiliser l’opinion publique internationale et la Société des Nations en particulier. Le Commissariat a doté Sierra de Teruel d’un bureau au siège, avec une ligne téléphonique directe vers la France, ainsi que des voitures et un accès aux studios Orphea.
Le premier à participer au tournage de Sierra de Teruel fut Fernando G. Mantilla, délégué par le ministère de la Propagande, qui apparaît comme « directeur de production en Espagne »[xiii] dans une seule version du scénario. Mantilla, lieutenant-colonel des Carabineros et expert en documentaire[xiv], serait chargé de l’orthodoxie dans les messages émis dans le scénario et les dialogues.
De son côté, Joaquín Lepiani est à la base des frictions syndicales. Cela a posé de nombreux problèmes sur le tournage, comme le détaille Denis Marion[xv]. Placé par Mantilla comme assistant de Max Aub, il s’est largement consacré à critiquer le tournage et sa gestion, affirmant qu’il avait déjà collaboré à onze films et qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Mantilla le défendit en tant que dirigeant syndical, alors
Malraux décida de l’envoyer à Madrid pour chercher un trépied à roulettes. Il faudrait deux mois pour revenir. Face aux plaintes de Mantilla et du syndicat, Malraux a fini par accepter son salaire, même si « s’il remet le nez sur le plateau, je le mettrai dehors à coups de pied »[xvi]. Accablé par le travail, Max demande un autre assistant qui s’avère être un certain Rigueira, qui critique également son travail. Finalement, il s’en débarrassera en le nommant « clapper ». À propos de ce Rigueira, Malraux dirait à Denis Marion[xvii] : « Il ne faut pas se plaindre de la qualité des Espagnols qui travaillent avec nous ; S’ils étaient des gentils, ils ne seraient pas en studio mais en première ligne »
Elvira Farreras, dans l’interview susmentionnée, fait référence à un certain Serramía comme à un délégué syndical qui s’opposait à Max Aub qui engageait des paysans comme figurants. Il doit avoir été le successeur de Lepiani, bien que nous n’ayons pu trouver aucune autre référence à ce nom dans la bibliographie disponible.
Enfin, la contribution la plus positive a été celle de Manuel Berenguer[xviii] de Laya Films. Marion lui-même souligne « qu’il a remplacé le caméraman André Thomas – parti en novembre – de manière très satisfaisante »[xix].
Malraux ne parlant pas espagnol, Max Aub était débordé dans sa tâche. Cependant, les collaborateurs fournis ou exigés par les autorités politiques et syndicales étaient une source de conflits et de pertes de temps, une difficulté supplémentaire à celles déjà inévitables causées par la guerre, les bombardements et le manque de matériel de toute sorte.
EN SAVOIR +:
LE TOURNAGE COMMENCE: Aôut 1938, première étape.
NOTES:
[i] Solé, Felip (Dir.) (2004) Set mesos de rodatge. TV3: Tarasca.
[ii] FERNÁNDEZ CUENCA, Carlos (1972) La guerra de España y el cine. Madrid, Nacional. Página 510.
[iii] DE SANTIAGO LÓPEZ (2019) Propaganda en el cine anarquista durante la Guerra Civil española. Universidad de Cantabria. Travail dirigé par Ángeles Barrio (Facultad de Filosofía y Letras. Master en Historia Contemporánea).
[iv] SALA NOGUER, Ramón (1993) El cine en la España Republicana durante la Guerra Civil. Bilbao, Ed. Mensajero. Page 53.
[v] SALA NOGUER (1993): 56.
[vi] SÁNCHEZ OLIVEIRA, Enrique (2003). Aproximación histórica al cineasta Francisco Elías Riquelme (1890-1977). Sevilla, Universidad de Sevilla.Page 120 et ss.
[vii] https://parcours.cinearchives.org/le-parcours-729-0-0-0.html
[viii] SALA NOGUER (1993): 124
[ix] CAPARRÓS, José Ma. (1977). El cine republicano español (1931-1939). Barcelona, Dopesa, Page 159.
[x] Créée par décret de la Generalitat du 3 octobre 1936. VENTEO, Daniel: “Primera noticia general del Comissariat de Propaganda de la Generalitat de Catalunya (1936-1939)”. En: PASCUET, Rafael y PUJOL, Enric (Eds.) (2006) La revolució del bon gust. Barcelona, Viena Ed. Page 31.
[xi] RIEMBAU, Esteve (2018) Laya Films i el cinema a Catalunya durant la Guerra Civil. Barcelona, L’Avenç.
[xii] CRUSELLS, Magí (2006). Cine y guerra civil española. Madrid, Ediciones JC. Page 52.
[xiii] Archivos de la Filmoteca (1989) Año I, nº 3. Page 49. Il n’apparaît dans aucune autre version du scénario ni dans les deux versions du film.
[xiv] RIEMBAU (2018) : 233. A ne pas confondre avec les fiches du Centro Documental de la Memoria Histórica, DNSD-SECRETARÍA,FICHERO,27,G0189837, où une personne du même nom est répertoriée comme caporal.
[xv] MARION, Denis (1970) André Malraux. París, Ed. Seghers -Cinéma d’aujourd’hui. Página 73
[xvi] MARION (1970) ; 75
[xvii] MARION (1970) : 76
[xviii] Archivos de la Filmoteca (1989): 282
[xix] MARION (1970) : 24