L’HISTOIRE VRAIE DU TOURNAGE DE SIERRA DE TERUEL
4.- LE TOURNAGE
Le lecteur qui a suivi L’histoire vraie du tournage de Sierra de Teruel aura déjà lu les vicissitudes d’André Malraux avec son escadrille et plus tard son activité aux États-Unis et en Espagne, ainsi que la carrière de son principal collaborateur : Max Aub. Également la gestation de son roman L’espoir, puis le scénario initial du film et les premiers contacts pour constituer l’équipe de tournage. Désormais, avec le plus de détails possibles, vous pourrez parcourir librement le tournage du film et comment ses protagonistes et assistants l’ont vécu. Il sera traité de manière légèrement romanesque mais avec la plus grande rigueur possible, en insérant des encadrés pour clarifier d’éventuels doutes. Chaque chapitre sera une histoire en soi, qui pourra être lue comme telle (et sera donc également insérée en parallèle sous forme d’entrée de blog) ou dans le cadre d’un récit continu de ce tournage mouvementé.
NOTE : Le suivi de la prise de vue de chaque séquence sera offert dans l’ordre chronologique possible, et non pas dans celui de sa référence dans le script. Certaines dates seront exactes, et les autres seront expliquées dans une note séparée comme celle-ci.
4.1.- AOÛT 1938 : On y va !
Nous sommes dans une chaude journée du mercredi 20 juillet 1938. Barcelone a subi une très violente attaque aérienne au petit matin de la veille. Les rebelles ont célébré le deuxième anniversaire de leur soulèvement par un bombardement de la zone portuaire et du vieux quartier. Les six Savoia S81 ont causé trois morts et gravement endommagé la tour Santa Eulalia de la cathédrale[i].
LA DATE DE DÉBUT : Max Aub indique que le tournage a commencé le 20 juillet 1938, tandis que Denis Marion dit que c’était le 4 août, après quelques jours de paralysie par manque de matériel précis. Ils étaient tous les deux présents ces jours-là. Nous prenons donc le 20 juillet comme point de départ (avec le discours de Max Aub) et le 4 comme premier jour de tournage effectif, après deux semaines d’inactivité faute de disposer du film nécessaire.
Un groupe hétéroclite, une vingtaine de personnes, s’est réuni aux studios Orphea de Montjuich[ii] pour donner le coup d’envoi du tournage d’un film qui sera réalisé par le prestigieux écrivain français André Malraux. Le bâtiment majestueux étant partagé avec une caserne du Service d’Information Militaire (SIM)[iii], on a éprouvé quelques réticences à l’entrée. Les mots d’ouverture ont été prononcés par Max Aub, qui sera son bras droit tout au long du tournage et qui a déjà traduit le scénario proposé[iv]. Une fois la présentation faite, des collations ont été distribuées pour encourager les futurs membres de l’équipe à faire connaissance. Certains acteurs sont déjà présents, comme José Santpere, Andrés Mejuto, toujours habillé en militaire, ou Julio Peña, un ami du précédent et ayant une expérience à Hollywood. Pedro Codina arrivera un peu plus tard, le train qu’il avait pris à son Lloret natale a été retardé à cause d’une alarme. Ils discutent entre eux et regardent les caméras et les projecteurs, sous les commentaires de Louis Page. Aub, omniprésent, traduit, présente, commente. Malraux contemple la scène avec satisfaction : ce n’est pas une mauvaise équipe, la meilleure, du moins pour la partie francophone. Pour les acteurs, c’est à voir. Certains tournent
autour de trois belles secrétaires fournies par le Commissariat à la Propagande, qui babardent amicalement avec Josette Clotis, la compagne de Malraux : Elvira, qui parle un excellent français, blonde, grande et mince, ne ménage pas son sourire franc et son discours facile, et il y a aussi Marta Santaolalla et Zoé Ramírez[v].
Au bout d’un moment, pendant que la majorité continue de discuter, l’équipe de tournage se réunit : Malraux, Aub, Page, en charge de la photographie et son second, André Thomas, ainsi que Denis Marion, qui a collaboré au scénario et assure la liaison avec l’équipe de support en Paris dirigé par Roland Tual. Il y a aussi deux personnes fournies par la Generalitat : la secrétaire Elvira Farreras, qui note tout, et Manuel Berenguer, caméraman de Laya Films. Du côté ministériel : deux personnes, Fernando Gómez Mantilla pour la production et le délégué syndical, Serramía. Malraux commence :
—Je vois une bonne équipe. Il faut se dépêcher, on ne peut pas perdre une minute. Aub, Page, par où pensez-vous que nous pouvons commencer ?
— Avec la pellicule annoncée qui arrivera demain, nous aurons film vierge pour au plus une semaine – coupe Page en serrant les lèvres.
— Eh bien, nous allons tourner pendant une semaine. J’ai appelé l’aéroport militaire[vi] et nous pouvons y aller quand nous voulons. Nous le ferons tôt le matin et nous profiterons de tout écart que nous permettra leur activité. On nous a dit que nous pourrions avoir un De Haviland pour la scène Schreiner.
Marion note :
— Bon, on va aussi profiter du temps pour les plans de la première séquence. Ils nous laisseront l’ambulance, je suppose. Samedi, j’étais présent à une livraison de nourriture et d’argent du Parti Socialiste Belge[vii], avec le député Monsieur Martel, et Ruiz, du Commissariat, a insisté pour que nous demandions tout ce dont nous avions besoin. Companys, le président, était présent.
Le geste incrédule de Max Aub ne passe pas inaperçu aux yeux de Malraux.
Le bureau où ils se trouvent est étroit. Ils transpirent comme des condamnés. Ils ne disposent que d’une partie des studios et la proximité de la police n’est pas agréable, mais Malraux a tenu à disposer de sa
propre salle pour coordonner et revoir le scénario, à l’écart des plateaux de tournage. Pour les jours où ils ne montent pas au studio, ils disposent également d’un bureau sur la mezzanine des bureaux du Commissariat à la Propagande, situé Av. 14 de Abril (aujourd’hui Diagonal), 442bis. Dans le même immeuble, au deuxième étage, se trouve Laya Films, avec une salle de projection qu’André envisage d’utiliser pour revoir ce qui a été fait au fur et à mesure qu’il sera disponible.
—Avec les caméras ici, pourquoi ne pas tourner quelques plans en studio maintenant ? Ça ferait chauffer les moteurs. —Page, inquiet de la pénurie de matériel qu’il pressent, veut aller droit au but.
—D’accord, comme ça on pourra mieux préciser l’aéroport, on essaiera de déranger le moins possible. Si le film vierge arrive demain, nous pourrons tourner ici la séquence V en studio, celle de la salle à manger du fasciste[viii]. Max, demain tu vas à La Volatería et assure-toi que tout est prêt pour lundi prochain. Ils – il signale les Français – vous diront tout ce dont ils ont besoin. Denis, c’est bon ?
— J’ai vu que sur le plateau 2 il y a encore les accessoires du dernier film qui a été tourné ici. Il y a même une armure ! Il a raison, on pourrait facilement filmer la séquence dans la maison des bourgeois, où ils trouvent les armes qu’ils apporteront plus tard à Linás…
« Magnifique », dit Malraux. Demain. Donnez à Paule (Paule Boutault, la femme de Thomas, le script, qui est dehors avec le reste du groupe) la liste des acteurs impliqués. A 9 heures, tout le monde ici, avec l’équipe qui est arrivée.
Aub lui commente en partant :
— D’ailleurs, dans le film qu’on a tourné dans la salle à manger, qui n’est pas encore sorti, apparaît la personne que j’ai engagée pour le rôle de Carral : Miguel del Castillo[ix]. Le film a été réalisé par Francesc Elías, ce type arrogant qui nous a montré un des studios. Il s’intitule « No quiero, no quiero». Il est beau, tu verras, commente-t-il en faisant un clin d’œil aux secrétaires.
Le valencien Vicente Petit et ses assistants resteront en arrière pour préparer la scène. Les autres, au bout d’un moment, retourneront au centre de Barcelone, descendant la montagne tout en discutant joyeusement. Le soir, les Français et Aub auront un somptueux dîner au Ritz, l’hôtel du directeur. L’abondance du vin catalan rendra la ponctualité difficile.
Mais le film n’arrivera pas. Marion commente avec amertume dans son livre[x] : Le premier tour de manivelle n’a pu avoir lieu que le 4 août, alors même que les décors du studio étaient prêts et le matériel disponible une douzaine de jours avant.
Avec une grande colère du réalisateur, nervosité au sein de l’équipe et des excuses envers les autorités, quelques jours difficiles s’écoulent, au cours desquels Max Aub, toujours pratique, en profitera pour photographier d’éventuels figurants parmi les paysans de Prat de Llobregat, et fera également le tour de Barcelone pour repérer les extérieurs. Les rues Petritxol et Santa Ana, dans le quartier gothique de Barcelone, seront marquées comme points appropriés.
Dimanche 24 au soir, certains membres de l’équipe discutent autour d’une bouteille d’anisette dans la chambre de Max Aub à l’hôtel Majestic. Celui-ci s’écrie :
— Les nôtres attaquant, traversant l’Èbre, et nous sommes paralysés par une foutue pellicule. Dieu merci, Miravitlles est à Paris et ne peut pas nous mettre sous pression.
— A Paris ? — a demandé Marion.
— Oui, il est allé projeter le film qu’ils ont réalisé chez Laya Films, Catalunya mártir[xi]. Peut-être qu’il pourra nous apporter le matériel, mais je ne sais pas quand il reviendra », souligne Aub.
L’écrivain, qui l’a vu chez Laya Films, explique que le film présenté reflète une idée que Malraux a également développée dans ses discours de soutien à la République : il ne s’agit pas seulement d’un conflit espagnol : les bombardements que l’on voit à l’écran, avec ses destructions et ses victimes, pourraient se produire à Paris ou à Londres, si on laissait le fascisme progresser davantage. La guerre en Espagne est un risque et un engagement pour tous, conclut-il avec le sourire amer d’un incompris.
EN SAVOIR +:
ORPHEA Y SIERRA DE TERUEL (en espagnol)
LE BAL DES GÉNÉRIQUES: Les acteurs-2.
NOTES:
[i] ALBERTÍ, Santiago y Elisenda (2004). Perill de bombardeig -Barcelona sota les bombes (1936-1939). Barcelona, Albertí editor, SL. Page 267.
[ii] https://www.visorhistoria.com/orphea-y-sierra-de-teruel/
[iii] MARION, Denis (1996). Le cinéma selon André Malraux. Paris, Cahiers du cinéma. Page 68
[iv] https://www.visorhistoria.com/la-verdadera-historia/#pel%C3%ADcula.Introducci%C3%B3n
[v] FARRERAS, Elvira y GASPAR, Joan (1997). Memòries. Art i vida a Barcelona (1911-1996). Barcelona, La Campana. Page 38
[vi] https://www.visorhistoria.com/rodando-en-el-aeropuerto/
[vii] La Vanguardia, 380731. Page 9.
[viii] Séquence V, non intégrée dans la version finale. La séquence VI commence avec Pedro et Barca entrant avec un sac où ils portent les armes trouvées dans la maison du fasciste.
[ix] https://www.visorhistoria.com/el-baile-de-los-creditos-actores-2/
[x] MARION, Denis (1970). André Malraux. Paris, Seghers, Cinéma d’aujourd’hui. Page 19.
[xi] https://www.youtube.com/watch?v=2YPDKnkVgOU Audio en francés.