Où ont été tournées les séquencies de Linás?
On sait que certaines des séquences de Sierra de Teruel en cours d’analyse ont été tournées en France, plus précisément à Villefranche de Rouergue[i], une commune du département de l’Aveyron d’environ 11 000 habitants, située à 80 kilomètres de Montauban, et à 45 kilomètres du camp d’internement de Septfonds, qui avait commencé sa trajectoire en mars de la même année.
Et c’est là que surgit le premier doute : les séquences (XII et XIV) attribuées à Cervera ont-elles été tournées là, ou bien à Villefranche-de-Rouergue, et aussi : qu’est-ce qui a été réellement tourné dans cette ville française ? En regardant la séquence XII, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de cet endroit, comme on pourra le voir sur les images.
Tout d’abord, un bref commentaire, car la séquence XII (selon le scénario), a été tournée entre la VII (filmée dans la rue Santa Ana à Barcelone), et la VIII ( tournée à Tarragone, sauf pour le plan dans lequel ils trouvent une voiture, dans la rue Montcada à Barcelone). Nous analyserons ici les lieux de tournage, qui prétendent être Linás, mais qui ont en fait été filmés à Villefranche-de-Rouergue.
L’image initiale de la séquence XII est celle d’un lieu inconnu qui ne correspond pas du tout au paysage de Villefranche-de-Rouergue et même de Cervera. Il peut s’agir d’une image d’archives (que je n’ai pas réussi à localiser), comme d’autres qui ont été utilisées tout au long du montage hâtif du film.
Le plan qui suit cette vue générale est celui d’une église, qui est celle de Notre Dame de Villefranche-de-Rouergue. Il est curieux que le scénario lui-même puisse être trompeur, puisqu’il indique : » Décor : la place de Linás (Cervera). Plan moyen de bas en haut. Un paysan place la pancarte : «Comité del Frente Popular» sur le balcon…». Eh bien, sans aucun doute, le balcon appartient à la place française comme on peut le voir dans les images ci-dessous, plus précisément aux Arcades du Consulat (alors que la caméra était placée dans les Arcades Reyinies). Cette erreur a été véhiculée tout au long des différents écrits sur Malraux ou son film, y compris par des auteurs éminents comme Robert S. Thornberry[ii].
Ainsi, les extérieurs ont été tournés à Villefranche, avec notamment des images de la Collégiale de Nôtre Dâme, située sur la place de Nôtre Dâme ou du Marché (voir image).
Place du Marché : 1= position de la caméra (à côté d’une croix) / 2= balcon de la pancarte / 3= rue Consulat, où ils sortent à la fin de la séquence XIV).
Il est vrai qu’André Malraux et Max Aub s’étaient rendus à Cervera à la recherche d’extérieurs. Ils auraient certainement pensé aux abords de l’église de Santa Maria, ou aux arcades de l’Université, comme lieu de tournage des séquences XII à XIV. Mais cela n’a pas été possible. Bien que les troupes franquistes ne
soient entrées dans la ville que le 16 janvier, la ville était proche des lignes ennemies, à près de 100 kilomètres de Barcelone, compliquant le déplacement de l’équipement et du personnel. Cependant, beaucoup d’insistance est faite dans le tapuscrit[iii], à la fois dans la séquence XII et aussi dans la séquence XIII, où il est indiqué : Décor : La place de l’hôtel de ville. L’hôtel de ville et les rues de Linás (Cervera). Dans la séquence XIV, la référence à la ville catalane est omise : Décor : Une pièce de l’Hôtel de ville, au rez-de-chaussée. Sauf dans le scénario, il n’y a pas d’autre trace de tournage dans un tel lieu, comme il y en a, par exemple, à Tarragone, même par la compagne de Malraux, Josette Clotis[iv]. De toute façon, il est logique qu’ils aient été réticents à se déplacer avec toute l’équipe du film (avec la pauvreté des moyens, y compris l’essence) dans un lieu si proche du front, pour quelques brèves prises de vues extérieures. Et ce d’autant plus que les intérieurs qui constituent le cœur de ces séquences (XII-XIV) ont été tournés dans le Pueblo Español à Barcelone, à quelques mètres des studios Orphea, centre névralgique de tout le film.
Pour une raison ou une autre, Cervera était une référence dans le projet, mais cette ville, capitale de la région catalane de la Segarra, n’apparaît que dans les vues aériennes de la séquence XXXIV, tournée dans les premières semaines, lors d’une opération périlleuse. Max Aub, qui avait embarqué dans l’avion avec Malraux, nous la raconte[v].
Pour filmer les vues aériennes de Cervera (qui a remplacé Teruel), nous (l’équipage, les deux opérateurs, Malraux et moi-même) avons pris place dans un vieux Latécoère, les intermédiaires ayant été remplacés par des cameramen. La vue était très bonne. Au retour, trois chasseurs fascistes nous ont repéré. L’avion a été autorisé à décoller jusqu’à ce qu’il atteigne le sol et suive une petite rivière qui zigzaguait entre les collines. Assis à la place de l’atténuateur de front, Malraux se souvient de la Corneille. Nous sommes quand même rentrés sans encombre.
Cependant, Cervera était sur le projet avant même le début du tournage. Voyons comment le scénariste Boris Peskine nous raconte la visite qu’ils ont faite pour trouver des lieux de tournage le 9 juin 1936, deux mois avant le premier tour de manivelle[vi]:
La matinée se passe en visites de studios et de laboratoires assez fastidieuses. On visite aussi le Pueblo Espagnol de l’’exposition, qui est envisagé comme décor pour Linas. Un peu trop neuf…
Après le déjeuner nous devons aller avec Max et Malraux reconnaître des extérieurs pour le film. Après avoir attendu la voiture, puis l’essence, on démarre enfin…
Premier arrêt : Montserrat. Les fameuses pointes de roc gris : on doit y tourner la fin du film, la descente de la montagne (pour les plans d’ensemble seulement). La campagne catalane defile. Nous allons à Cervera qui sera Linas dans le film. La voiture est arrêtée à chaque village et à différents carrefours par des postes de surveillance ; de tout jeunes soldats lèvent le poing et regardent les papiers. Tous sont d’une réserve et d’une douceur de manières extraordinaires. Ils sourient en général en disant « Salud ! » Les plus jeunes paraissent avoir 15 ou 16 ans.
Cervera apparaît : une petite ville perchée sur un roc ; les parties intéressantes sont du 17ème siècle, je crois. On la visite et on repère les extérieurs pour les paysages du film prévus.
Quoi qu’il en soit, le voyage semble avoir été agréable, comme Peskine continue à nous le dire :
Nous nous arrêtons pour dîner dans un restaurant d’un bourg de riches fermiers à quelques 80 km de Barcelone (peut-être Igualada). Max m’explique que tous ces bourgs sont assez fascistes. Le chauffeur se met à table avec nous. Max va à la cuisine expliquer qu’il y a un personnage important à dîner. On mange très bien. Friture et côtelettes. Du vin blanc.
Retour sur la place : il est clair que c’est à Villefranche, déjà en exil, que les extérieurs des séquences relatives à Linás ont été tournés sur la place de Nôtre Dame, ou du Marché, en recrutant même de nombreux figurants pour la file d’attente des paysans qui voulaient apporter des outils à remplir de dynamite, dans la séquence XIV (mais seulement pour le plan extérieur général, car les figurants et certains acteurs ont été filmés dans un coin avec des arcades sur la montagne de Montjuich) quelques mois avant. La croix, située dans les Ardades Reynies, où la caméra a été placée, est la preuve définitive, comme on peut le voir dans le cadre. Ainsi, une grande partie des trois séquences mentionnées avait été filmée à Barcelone, mais quelques brefs plans en raccord ont été tournés par la suite en France, plus précisément pour la séquence XIV, l’image de la place avec la file d’attente de personnes apportant des récipients, et celle, surréaliste, de la fin, dans laquelle certaines personnes (dont une femme en talons hauts et en manteau) font semblant de transporter un chariot avec des explosifs pour lutter contre les assaillants franquistes.
EN SAVOIR +:
———————————————————-
[i] CATE, Curtis (1994). Malraux. Paris, Flammarion. Page 335 (nous indique le tournage en avril 1939)
[ii] THORNBERRY, Robert S. (1977). André Malraux et l’Espagne. Ginebra, Librairie Droz. Page 226. “Les séquences XII et XIV, ont été tournées “à Cervera et les Studios Orphea à Montjuich”.
[iii] Fundación Max Aub: André Malraux – Max Aub. Guión “Sierra de Teruel”. AMA. Sign.: C. 32-14 Page 34.
[iv] CHANTAL, Suzanne (1976). Un amor de André Malraux. Josette Clotis. Barcelona, Ed. Grijalbo. Page 115
[v] MARION, Denis (1970). André Malraux. Paris, Ed. Seghers. Page 138.
[vi] http://docplayer.fr/187080876-Notes-de-boris-peskine-a-propos-de-la-preparation-du-tournage-de-l-espoir-juin-juillet-1938.html