Décédé en août dernier, cette entrée est un hommage à sa remarquable carrière d’historien.
(Fragment de son article dans Présence d’André Malraux, nº 1 Paris, 2001),
Gérard Malgat
Max Aub et André Malraux : Deux vies engagées dans le siècle, deux destins portant l’empreinte de ses séismes guerriers et politiques, deux œuvres littéraires qui connurent une destinée radicalement différente. Car si Malraux connut la gloire dès ses premiers ouvrages, Max Aub ne put jamais rencontrer ses lecteurs : ses exils successifs reléguèrent l’homme et son œuvre dans un anonymat que l’Histoire imposa jusqu’au dernier souffle de vie.
Depuis trois ou quatre ans, Max Aub réapparaît dans l’actualité littéraire espagnole : les éditions se multiplient, notamment grâce aux efforts de la Fondation qui porte son nom. Puissent ces quelques lignes contribuer à sa connaissance en France, et apporter un éclairage sur l’engagement d’André Malraux en Espagne, engagement inscrit, pensons-nous, au plus profond de son exceptionnelle trajectoire[i].
Juillet 1936 : La rencontre
Lorsqu’André Malraux arrive à l’Hôtel Florida, à Madrid, le 21 juillet 1936, il est accueilli par José Bergamín et par Max Aub. Le premier est connu en tant que poète, essayiste et auteur dramatique, mais qui est le deuxième, cet espagnol au nom si peu castillan ? Max Aub est né à Paris, en 1903, y a vécu jusqu’en 1914, entre une mère française et un père allemand qui décide de quitter la France pour ne pas avoir à prendre part au conflit qui vient d’éclater entre son pays d’origine et celui de sa femme. Il installe toute la famille à Valencia, où Max Aub s’intègre très vite, adoptant la langue et la culture espagnoles. Jeune poète, auteur dramatique, Max Aub choisit la langue de Cervantes pour écrire ses premières œuvres et embrasse la cause de la République lorsque celle-ci surgit des urnes, en avril 1931. Il croit en la culture, au progrès, à la liberté et à la justice. Aussi, en cette journée de juillet 1936, s’est-il mobilisé car, trois jours auparavant, les principaux chefs de l’armée espagnole – emmenés par le général Franco – ont déclenché un soulèvement militaire et se sont mis en mouvement vers les principales villes d’Espagne.
Dès qu’il a eu connaissance de ces tragiques événements, André Malraux a voulu constater la situation sur place et, en compagnie de Clara, a pris l’avion pour Madrid. Max Aub, dans un entretien radiophonique diffusé en 1967 sur France Culture, évoquait en ces termes ce premier contact avec Malraux :
« Je l’ai connu à Madrid, l’après-midi de son arrivée. Il est arrivé dans un bombardier qu’il apportait comme cadeau à l’Espagne et est reparti tout de suite lancer quelques bombes sur la gare de Cordoue. Ça devait être le 21 juillet 36. Nous nous sommes trouvés, Malraux, Bergamín et moi, prenant une bière devant la revue que dirigeait Bergamín, Cruz y Raya. »
Accompagné de Max Aub, Malraux parcourt Madrid, dont la population entreprend de résister à l’offensive des putschistes. Après s’être rendu à Barcelone, Malraux rentre à Paris début août, convaincu qu’il doit agir pour mettre sur pied une aviation au service de la République espagnole. En quelques jours il parvient à obtenir du Ministre de l’air Pierre Cot une vingtaine d’appareils et repart dès le 8 août à Barajas – aérodrome situé près de Madrid – pour mettre en place ce qui constituera « L’escadrille Espagne ».
Max Aub lui aussi s’engage totalement pour défendre la République, en tant que directeur du journal socialiste Verdad mais aussi en tant qu’écrivain : il écrit de courtes œuvres dramatiques, « théâtre de circonstances » selon ses propres termes, dont les thèmes visent à mobiliser le peuple espagnol afin qu’il prenne part à la lutte contre les franquistes.
En décembre de cette année 1936, Max Aub est nommé attaché culturel de l’ambassade d’Espagne à Paris, aux côtés de Luis Araquistain, alors ambassadeur. Ses racines parisiennes, sa parfaite maîtrise de la langue française, son excellente connaissance de la culture et de la société françaises le destinent tout naturellement à cette nomination à un moment si difficile pour la jeune République espagnole.
1937 : De l’ambassade à Paris au congrès des intellectuels de Valencia Février 1937 :
« L’escadrille España », rebaptisée depuis le mois de novembre 1936 « escadrille André Malraux » par les aviateurs du groupe en hommage à leur chef, met fin, après sept mois d’engagements, à ses activités. La plupart des avions ont été détruits ou sont inutilisables, une partie des hommes de l’escadrille a été tuée ou blessée ; les unités militaires jusqu’alors relativement autonomes s’intègrent pour constituer une armée républicaine. André Malraux rentre à Paris avec en tête d’autres projets pour aider l’Espagne : il veut écrire, organiser des tournées de propagande et des meetings pour réunir des fonds. L’un d’eux a lieu le 1er février 1937 à la Mutualité. André Malraux et Max Aub y participent et prennent l’un et l’autre la parole devant une assistance dont font partie Rafael Alberti et Maria Teresa León, Louis Aragon, Julien Benda, André Gide, François Mauriac, et bien d’autres…
Fin février, Malraux part en tournée aux Etats-Unis pour trouver du soutien et recueillir des fonds pour l’Espagne républicaine. Max Aub, en tant que commissaire adjoint de l’Exposition internationale de Paris, participe à l’organisation du pavillon espagnol. Il commande à Picasso un tableau qui sera exposé dans ce pavillon. Lorsqu’il va rendre visite au peintre, au 7 rue des Grands Augustins, Max Aub découvre les premières esquisses de Guernica. Picasso veut, par son art, rendre hommage au martyr de ce village basque, sauvagement anéanti le 26 avril par des bombardements de l’aviation allemande. En juin, lors de l’inauguration du pavillon espagnol, Max Aub prononce un discours qui est certainement aussi la première analyse – et le premier hommage – à ce tableau aujourd’hui si universellement connu.
Max Aub rentre en juin en Espagne, où il continue de préparer le deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, prévu en septembre. André Malraux, après son séjour de près de deux mois aux Etats-Unis puis au Canada, prend lui aussi une part active à sa préparation : il est notamment chargé par les organisateurs d’aider les délégués dont les pays s’opposent au congrès en leur fournissant de faux passeports pour entrer en Espagne. Ce congrès s’ouvre le 4 juillet à Valencia : André Malraux et Max Aub s’y retrouvent, aux côtés de José Bergamín, Ilia Ehrenbourg, Ernest Hemingway, Nicolas Guillén, Antonio Machado, Anna Seghers, Alexis Tolstoï, Tristan Tzara … pour ne citer que quelques-uns des nombreux écrivains solidaires de la République espagnole. Ce congrès se transporte successivement à Madrid (du 5 au 8), Barcelone (le 11), et enfin Paris (du 16 au 18). Plusieurs des quatre discours que prononce Malraux au cours de ces journées demeurent inédits.
Deux mois plus tard, le 13 septembre, Max Aux revient à l’Exposition Internationale de Paris pour rendre hommage à Federico García Lorca. C’est pendant ce printemps et cet été de 1937 que Malraux écrit L’Espoir, qui sort en librairie à la fin de novembre 1937. Plusieurs des amis espagnols de Malraux sont décontenancés par l’épaisseur métaphysique des personnages et par l’intensité de leur débat intérieur. Max Aub, dans un article consacré à Malraux bien des années après, rapporte ainsi l’étonnement du président de la République espagnole, Manuel Azaña : « C’était à Barcelone, en 1938, au palais de Pedralbes. Nous avons longtemps parlé de Malraux, de L’Espoir que le président venait de lire. « Ils sont formidables ces Français », me dit-il, « tout de même, faire qu’un commandant de la guardia civil parle de philosophie ! … »
1938 : Sierra de Teruel
Depuis son voyage aux Etats-Unis, Malraux projette de réaliser un film pour sensibiliser l’opinion et réunir des aides financières pour l’Espagne. A Valencia, lors du congrès des écrivains, Negrín alors président du Conseil et Alvarez del Vayo, ministre des Affaires étrangères lui ont demandé d’écrire un scénario et lui ont garanti une aide financière. À partir de janvier 1938 Malraux se plonge dans la préparation du film et constitue une équipe de réalisation comprenant Louis Page, André Thomas, Boris Pesquine, Denis Marion.
En mai, à Barcelone, au cours d’une visite au ministère de l’Instruction publique, il rencontre Max Aub (qui depuis son retour en Espagne est secrétaire du Conseil national du théâtre) et lui propose de se charger de l’adaptation et de la traduction du scénario. Aub hésite car il ignore à peu près tout du cinéma mais André Malraux insiste, selon le témoignage de Max Aub : « Il est rentré dans mon bureau à Barcelone, où je dirigeais alors les théâtres espagnols et il m’a dit : « On va faire L’Espoir ». Le livre venait d’être publié et il pensait en faire un film, en accord avec le Gouvernement espagnol. On avait à ce moment-là une possibilité phénoménale avec les Etats-Unis de distribution. Je lui ai dit : « Écoute il n’en est pas question. Moi, je peux diriger une pièce de théâtre, c’est ce que j’ai fait tout ma vie, mais pour ce qui est du cinéma je n’en sais pas un traître mot ». Sur ce il m’a dit : « Moi non plus, mais on va faire le film ! » Et on a fait le film ! C’est là que s’est nouée ma très grande amitié et ma très grande admiration pour André Malraux ».
Au moment de tourner les premières images, à Barcelone, le 20 juillet 1938, Max Aub s’adresse solennellement à toute l’équipe de réalisation en ces termes : « Camarades, nous travaillons maintenant avec Malraux. […] Aucun des événements du film n’est inventé, mais transposé. Tantôt ils appartiennent au domaine populaire, tantôt Malraux les a vécus lui-même quand il commandait les forces aériennes étrangères au service de la République, avant que nous rejoignent d’autres ailes amies. »
Le tournage va durer six mois, pendant lesquels Malraux et Aub vont affronter quotidiennement d’innombrables difficultés, et partager les aventures et les risques d’un film sur la guerre tourné dans cette guerre. Tout au long de ce tournage mouvementé, Max Aub va être « l’homme de ressource » de Malraux et s’acquitter de nombreuses tâches : repérages des sites de tournages extérieurs, auditions des comédiens et photographies de paysans catalans pour la figuration, organisation du travail avec les acteurs… ainsi que plusieurs voyages à Toulouse (ville escale de l’avion Paris-Dakar) pour aller chercher de la pellicule vierge et la rapporter à Barcelone. Denis Marion, dans son livre André Malraux (Paris, Seghers, 1970) rend hommage au travail infatigable de Max Aub, écrivant « qu’il fut pendant toute la réalisation du film le double espagnol d’André Malraux, son interprète et son agent d’exécution ». Max Aub évoqua à diverses reprises les multiples avatars qui ponctuèrent ces mois de tournage, notamment dans la série d’entretiens radiophoniques de 1967 évoqués plus haut : « Une fois on est monté dans un vieux Potez ; à la place des mitrailleuses on avait mis des caméras. C’était pour prendre des vues de Cervera – peut-être n’y en a-t-il que dix images dans le film. On filmait et tout d’un coup on a regardé en haut et j’ai vu trois Messerschmitt. Alors j’ai couru prévenir Malraux qui était à l’avant : il était tout seul en train de réciter du Corneille ! Je lui ai montré … Alors on est descendu et on s’est faufilé entre les gorges de Cervera vers Barcelone et les Messerschmitt ne nous ont rien fait. […] « Quand on est parti des studios de Montjuich, où on venait de faire sauter le pont, on est sorti sur la terrasse des studios et on voyait les feux de l’armée de Franco qui était là ; alors Malraux m’a dit : « les Perses ! ».
Le film ne put être terminé : l’avancée inexorable des troupes franquistes, obligent Malraux et son équipe de tournage à interrompre les prises de vues et quitter précipitamment Barcelone pour passer la frontière française le premier février 1939, afin de sauver les bobines réalisées. Seuls les deux tiers du scénario ont pu être tournés.
Cette expérience partagée par les deux hommes sera le socle d’une amitié qui se maintiendra tout au long de leur parcours. Mais pour Max Aub, cette collaboration va aussi s’avérer lourde de conséquences dans les années suivantes, ainsi qu’il le note dans son journal : « Personne ne savait qui j’étais jusqu’à ce que Malraux ne décide – à ma grande surprise – de me prendre pour faire Sierra de Teruel. On commença alors à me considérer comme communiste ».
1939 : le reflux et la réinstallation à Paris
Après ce reflux contraint en France, Aub et Malraux se réinstallent à Paris. Ils consacrent les mois suivants à terminer le film dans les studios de Joinville. En avril, ils vont tourner des raccords indispensables à Villefranche de Rouergue. La situation de Max Aub est très précaire : dans son exil, qui est le second après celui de 1914, il a tout laissé en Espagne. André Malraux lui vient en aide, selon ce que Aub rapporte dans son journal : « Le film, mille francs par-ci, mille francs par-là, selon ce que Malraux parvient à obtenir. Nous tournons les scènes manquantes pour compléter le film, qui de toute manière restera incomplet. Où filmer, maintenant, la séquence des tanks ? […] Joinville, La Seine, quelques bons repas avec Malraux et Josette ».
Sierra de Teruel est terminé dans les derniers jours de juin. Quelques présentations privées sont organisées en juillet, auxquelles assistent Claude Mauriac, Louis Aragon, Georges Altman et des membres du gouvernement républicain en exil. Le 23 août, Malraux et Max Aub vont présenter le film au président Negrín. La projection a lieu au cinéma Le Paris sur les Champs Élysées. Après celle-ci, les deux hommes dînent ensemble et commentent l’événement que ce jour a apporté : L’Union Soviétique vient de signer un pacte avec l’Allemagne. « La révolution à ce prix, non ! » commente André Malraux à Max Aub, qui partage ce point de vue. Les deux hommes rejettent l’inacceptable entente. Car, « pour Malraux comme pour moi, un intellectuel est une personne pour laquelle les problèmes politiques sont des problèmes moraux » écrira ultérieurement Max Aub dans un article intitulé « André Malraux et le cinéma »
Est-ce au cours de ce même dîner qu’ils évoquent le projet d’exploitation de Sierra de Teruel au Mexique ? Car ici survient un épisode peu connu de l’histoire mouvementée de ce film. Sa sortie commerciale est prévue le 15 septembre 1939, mais elle est interdite par la censure instaurée par le Gouvernement Daladier, qui ne veut pas heurter les susceptibilités du nouveau pouvoir en place à Madrid. Malraux décide alors de faire partir une copie au Mexique, pays le plus ouvert et le plus solidaire des républicains espagnols, afin de poursuivre l’effort de soutien et d’aide financière en leur faveur. Il confie cette diffusion à Max Aub – qui a demandé un visa aux autorités mexicaines – et prévient son ami José Bergamín de l’arrivée de Aub : « L’arrivée de Max Aub, chargé d’une copie espagnole de mon film, est possible et même probable d’ici un temps assez court. […] Au cas où il devrait être exploité, non par une organisation commerciale, mais pas une organisation liée aux réfugiés espagnols, nous souhaitons, Negrín et moi, que les accords de Max, pour être valables, portent ta signature. […] Ce film, qui n’a rien d’un documentaire, et qui, sans la guerre, eût passé le 15 septembre à la fois dans trois des plus grands cinémas de Paris, est aujourd’hui un des rares moyens puissants de propagande qui nous restent » (Brouillon de lettre d’André Malraux à José Bergamín, datée du 25 décembre 1939.)
Ce projet ne pourra se concrétiser : avant que Max Aub n’ait obtenu les autorisations nécessaires à son entrée sur le territoire mexicain et à la diffusion du film, il est arrêté à Paris le 4 avril 1940 par la police française, qui le conduit au stade Roland Garros. Une dénonciation anonyme, déposée sur le bureau du nouvel ambassadeur – franquiste – d’Espagne à Paris, l’accuse d’être un « allemand nationalisé espagnol durant la guerre civile, juif, communiste et révolutionnaire d’action ». Ces accusations, qui augurent la noire période de Vichy, vont signifier pour Max Aub le début d’une période de persécutions, plus de deux années d’arrestations, de séjours dans différentes prisons (Nice, Marseille), et camps d’internements : Le Vernet d’Ariège (deux fois) puis le camp de Djelfa, en Algérie, où la gendarmerie française interne les prisonniers politiques « révolutionnaires et dangereux ». Parmi eux, nombre de républicains espagnols qui croyaient avoir trouvé asile en France.
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(en espagnol)